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Chemins d'écriture
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Chemins d'écriture

Author: RFI

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Description

«Écrire, c'est être», aiment dire les écrivains d'Afrique et de la diaspora. Ils sont poètes, romanciers, dramaturges, slameurs, certains ont même été des footballeurs «recyclés» en écrivains. D’autres ont, plus banalement, quitté la politique pour se consacrer à l’écriture. «Chemins d’écriture» met à l’honneur les parcours de ces écrivains d’hier et d’aujourd’hui. Comment sont-ils devenus écrivains ? Quel rôle leur famille a-t-elle joué dans leur choix de la plume comme arme d’affirmation de soi et de leurs pensées les plus intimes ? Qui ont été leurs modèles ? Pourquoi écrivent-ils  ?

240 Episodes
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Le Corbeau qui m’aimait est le nouveau roman sous la plume du grand romancier soudanais Abdelaziz Baraka Sakin. Exilé en Europe depuis la confiscation de ses livres par les autorités de son pays, il vit en Europe, entre l’Autriche et la France. Son nouvel opus fait partie d’une série de cinq récits mettant en scène les drames de la migration et de l’exil. Gagné par la folie et protégé par les corbeaux, son protagoniste Adam l’Ingiliz est un personnage somptueux, à mi-chemin entre le roi Lear shakespearien et les héros des récits merveilleux latino-américains. Avec sensibilité et empathie, l’auteur brosse le portrait de cet homme sorti des mythologies contemporaines de la migration, tiraillé entre l’attrait de l'ailleurs et l’amour de son pays natal perdu à tout jamais.   RFI: Abdelaziz Baraka Sakin, vous avez fui votre pays pour vous réfugier en Autriche, puis en France où vous avez obtenu l’asile politique et où vous vivez depuis plusieurs années. Comment avez-vous découvert la Jungle de Calais qui sert de cadre à votre nouveau roman ? Abdelaziz Baraka Sakin: Vous savez, en tant que réfugié moi-même, il m’arrive de rencontrer d’autres réfugiés. Ils me parlent de la Jungle. C’est en les écoutant que je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir cet endroit de mes propres yeux. J’ai sauté sur l’occasion, lorsqu’un jour une organisation chrétienne m’a appelé pour me demander si je voulais venir parler aux personnes vivant dans la Jungle. Je me suis rendu à Calais. J’y ai parlé aux migrants. Ils vivaient dans la misère et faisaient face à énormément de problèmes. Leur vie dans la Jungle est très compliquée. Mais ce qui m’intriguait surtout c’est de constater qu’ils voulaient tous poursuivre leur long périple, traverser la Manche pour se rendre en Grande-Bretagne. Pourquoi ? C’est cette question qui m’a poussé à écrire ce livre. Cette question du « pourquoi » est au cœur de votre roman Le Corbeau qui m’aimait. Croyez-vous avoir trouvé la réponse ? Voyez-vous, pour moi, lorsque j’ai fui mon pays et j’ai réussi à atteindre le premier endroit sûr, ce pays est devenu ma destination finale. Pourquoi devrais-je chercher un autre lieu sûr ? Mais ce n’est pas ainsi que pensent ces jeunes réfugiés de la Jungle. Bien qu’ils se retrouvent en France, un pays suffisamment sûr pour eux, où ils peuvent demander l’asile et trouver à peu près tout ce dont ils ont besoin pour survivre, ils veulent quand même s’engager dans une nouvelle aventure, qui risque d’être périlleuse. Ils peuvent y laisser leur peau. Mais ils prennent quand même le risque. En bavardant avec les intéressés, je me suis rendu compte que ces personnes étaient habitées par une ambition, un rêve plus grand que la simple recherche de sécurité : ils veulent accomplir quelque chose d’exceptionnel, donner un sens à leur existence. C’est aussi l’histoire de mon héros, Adam Ingiliz. Adam ne cherche pas seulement un lieu sûr : il cherche un lieu où ses désirs et ses rêves puissent s’accomplir. C’est une quête différente. On peut dire que ce sont les rêves et les désirs des exilés qui sont les véritables thèmes de ce nouveau livre. En réalité, j’ai commencé à écrire sur l’exil en 2016. J’ai dans mon tiroir cinq livres de la même taille, sorte de courts romans (des novellas) sur la vie en exil, sur la complexité de cette vie, sur le fait qu’en exil, on n’est plus soi-même. On devient quelqu’un d’autre. J’ai donc repris ce thème et je l’ai développé dans cinq livres. Le Corbeau qui m’aimait est le premier de la série à avoir été traduit en français. L’exil reste manifestement une expérience douloureuse pour vous ? Je dirais que vivre en exil est une véritable tragédie. On est tiraillé entre ici et là, sans vraiment y être. Nous vivons dans un entre-deux, dans une sorte de limbe. En exil, je vis dans le souvenir de ma vie passée. Mes sensibilités, mes rêves, mon mode de vie, ma façon de penser, rien n’a vraiment changé. En réalité, seul mon corps est ici, mais mon âme, mon être tout entier, sont restés au pays. Vous savez, quand je suis arrivé en Europe, je n’étais plus très jeune : je suis arrivé avec une personnalité déjà structurée et une mémoire déjà construite. Je vis ici comme un visiteur. Je ne peux pas du jour au lendemain me glisser dans la tête d’un Français ou d’un Autrichien. C’est très difficile pour moi, parce que j’ignore la langue du lieu — non seulement la langue écrite ou parlée, mais aussi la langue des rues, la langue de l’histoire du pays, la langue de ses bâtiments. Vous savez, dans mon pays, quand je marche dans la rue de mon village, je sais quand tel bâtiment a été construit et par qui. Je connais intimement les rues, je sais à quoi elles ressemblaient avant. Quand je parle à quelqu’un, je le comprends avant même que nous ne commencions à parler, parce que je connais le contexte, je partage nos histoires communes qui nous relient. Il m’est très difficile de m’adapter aux « langages » des nouveaux lieux où je vis en exil. Je ne m’y sens pas à ma place, tout simplement parce que ni moi, ni mes parents, ni mes grands-parents, ni mes arrière-grands-parents, n’ont participé à la création et au développement de cette culture. Je suis persuadé que le meilleur endroit pour vivre, pour un écrivain comme pour tout être humain, c’est son village, parmi sa famille, entouré de ses grands-parents, de ses amis, dans la proximité des tombes de ses ancêtres. C’est là que nous sommes faits pour vivre. Mais à cause des guerres qui ravagent nos pays, des situations politiques et sociales, des gouvernements qui nous enferment dans des identités étriquées, nous ne pouvons plus y vivre. Nous fuyons, nous nous réfugions dans des pays étrangers, où nous menons des vies empruntées, artificielles. Je crois que tout étranger est condamné à vivre des vies artificielles. Pouvez-vous revenir sur les circonstances dans lesquelles vous avez été amené à fuir votre pays ? Je travaillais comme tout le monde. Puis, ils ont commencé à me harceler, à cause de mes livres. En 2009, ils ont confisqué tous mes ouvrages, qui ont été officiellement interdits, afin que personne ne puisse les lire. J’ai même signé une déclaration écrite acceptant que je ne publierais plus de livres. Je l’ai fait parce qu’au Soudan, on ne peut pas dire « non » aux agents de sécurité, il faut toujours leur dire « oui ». Ensuite, un très jeune officier de sécurité m’a prévenu que ma vie était en danger. Alors, j’ai pris la poudre d’escampette. Je suis d’abord parti en Égypte, puis en Autriche. J’ai passé plus de dix ans en Autriche. Ce fut difficile pour moi, de renouer avec ma vie d’antan, en tant qu’écrivain. En Europe, dans de nombreux pays, un réfugié est considéré d’abord comme un travailleur manuel. On ne vous reconnaît pas comme écrivain, comme quelqu’un qui peut penser ou faire autre chose. J’ai compris que l’écriture n’était pas considérée en Autriche comme un vrai métier. Alors je suis venu en France. J’y ai beaucoup d’amis, et j’ai reçu une aide financière du Centre national du Livre, ainsi que le soutien de nombreuses autres organisations. Aujourd’hui, je suis libre d’écrire. Je vis à Paris. Pour moi, je peux dire… la France est vraiment mon paradis. Pourquoi les autorités soudanaises ont censuré vos livres ? Au Soudan, l’identité pose un très grand problème. Selon la doctrine officielle du gouvernement, nous sommes un pays arabe et musulman. C’est une vision très réductrice, car si le pays compte effectivement des personnes d’origine arabe, il y a aussi d’autres musulmans, comme moi, qui sont d’origine africaine. Moi, je ne suis pas arabe. Dans mon pays, nous avons plus d’une centaine de langues, plus d’une centaine de groupes ethniques. Nous sommes véritablement un pays de diversité. Nous ne sommes pas une nation, mais plusieurs nations vivant côte à côte sur un immense territoire. Le gouvernement n’a pas su gérer cette diversité et a commis de grandes erreurs dès le début. À l’indépendance, en 1956, le premier président du Soudan, Ismaïl Al-Azhari, a déclaré, dès son discours d’ouverture : « Nous proclamons l’arabisation. » C’était une erreur. Dans mon livre Les Jango, j’ai essayé de mettre l’accent sur les identités distinctes des peuples du Soudan, les différentes religions qui coexistent dans le pays, les diverses manières de penser et d’être – cela n’a pas été apprécié. Le Corbeau qui m’aimait est votre quatrième roman à être traduit en français, après Le Messie du Darfour, Les Jango et La Princesse de Zanzibar. Mais ce roman est différent. Il annonce l’avènement d’un nouveau monde, comme le nom de votre héros semble le suggérer. Il s’appelle Adam. Le roman compte aussi un personnage féminin appelé Eva, ce qui correspond à Hawa en arabe. Elle est la première mère des êtres humains, comme Adam en est le père. Les noms sont significatifs dans mes récits. Je ne choisis jamais un prénom au hasard. Par exemple, l’autre grande figure féminine du livre s’appelle Zahra. Elle est l’amante d’Adam. En arabe, Zahra signifie « fleur ». La fleur est le symbole de la Nature : elle est en quelque sorte le tout premier être vivant apparu sur terre. Mon roman parle des fondements de la vie, des piliers de l’existence. Selon nos croyances religieuses, la vie a commencé avec Adam et Ève, mais d’après la science basée sur les faits réels, au début il y avait les fleurs. Il y a un autre acteur important dans votre roman, c’est le « corbeau », qui a une valeur symbolique dans le livre. Mais sa dimension symbolique, voire fantastique n’est pas sans rappeler « Le Corbeau » d’Edgar Allan Poe, traduit par Baudelaire. Vous savez, j’entretiens une relation privilégiée avec Edgar Allan Poe, son oeuvre. Le premier livre de littérature anglaise que j’ai lu dans ma vie, c’était Le Livre de la terreur et de l’horreur, de Poe. Depuis ce jour, Edgar Allan Poe est devenu une partie intégrante de mon écriture, et aussi – je peux dire – de ma vie. Quand j’ai commencé à écrire Le Corbeau qui m’aimait, des vers du poème The Raven d’Ed
Bernard Magnier est l’auteur de Poésie d’Afrique au Sud du Sahara, paru cet automne. L’ouvrage propose une version revue et augmentée de l’anthologie du même nom que ce spécialiste de littératures africaines avait fait paraître il y a trente ans. De nouvelles voix viennent s’ajouter aux grands et petits classiques de poésies africaines modernes dans une nouvelle version réactualisée et disponible en version poche. Entretien avec Bernard Magnier. RFI : Qu’est-ce qui change entre l’ancienne et la nouvelle version de l’Anthologie de poésie d’Afrique au sud du Sahara qui vient de paraître ? Bernard Magnier : la première a été publiée par l'Unesco et Actes Sud et celle-ci par Point Seuil « Poésie ». Il y a une volonté de passer dans un format livre de poche. Cela m'importait beaucoup, mais il s'agissait aussi de l’actualiser et de rajouter des textes. Il y en a environ 80 auteurs qui ont été ajoutés. On arrive à 280 textes et 240 auteurs pour 43 pays et une trentaine de langues. Quels sont les grands noms de la poésie africaine contemporaine ? C'est difficile de répondre. Dans cette Anthologie, j'ai essayé de faire en sorte, déjà dans le premier volume et dans celui-ci aussi, qu'il y ait les très grands noms : qu'il y ait Senghor, qu'il y ait Soyinka, qu'il y ait Achebe, qu'il y ait tous ces noms, qui résonnent et qui ne peuvent pas ne pas être dans une anthologie de la poésie africaine digne de ce nom. Mais j'ai essayé aussi de trouver des auteurs qui sont nés au XXIᵉ siècle. Il y a un auteur qui est né en 2001, qui fait écho à celui qui est né en 1896. Donc, on a trois siècles qui sont couverts. Il y a cette volonté d'être le plus large possible, ne pas oublier les grands noms, tout en mettant l'accent sur les jeunes, les jeunes voix et les nouvelles paroles. Qu’est-ce qui fait la nouveauté de ces jeunes voix ? Il y a beaucoup de jeunes auteurs qui se sont fait connaître par des biais qui n'existaient pas il y a trente ans. Ça, c'est une des particularités de notre époque. Beaucoup de jeunes se sont fait connaître, en particulier, par la scène d'une façon générale et par les réseaux sociaux. Désormais, on trouve des poèmes sur les réseaux sociaux, on ne les trouve plus seulement dans les recueils de poésie. Il y a aussi des poètes qui s'expriment eux-mêmes par le slam, par le rap, mais aussi simplement par la poésie qu'ils profèrent sur scène. Ça, c'est quelque chose qui est assez neuf, et ce qui donne une audience à ces auteurs et à ces autrices beaucoup plus larges, parce que la poésie est diffusée un petit peu partout dans le monde, instantanément. Sur les 240 poètes que compte ce recueil, le plus jeune est né, vous écrivez, en … … en 2001. Falmarès est Guinéen. Si le plus jeune est né en 2001, le plus ancien, Bakary Diallo, lui, est né en 1892, Sénégalais, suivi de peu par Hampâté BA, qui est né lui en 1900, officiellement en 1900. Est-ce qu’il y a des résonances entre leurs univers poétiques ? Absolument, parce que Falmarès dans son texte fait écho aux griots, aux anciens. C'est une poésie ancrée dans l'aujourd'hui, mais qui n'a pas oublié le passé. Quels sont les pays les plus féconds en poésie en Afrique ? Ce sont forcément les plus peuplés qui sont les plus grands producteurs de poésie. Le plus grand, c'est le Nigeria, c'est incontestable. C'est un pays qui est dix fois plus peuplé que beaucoup d'autres. Les poètes y sont plus nombreux. L'Afrique du Sud, pour d'autres raisons. Et sur le plan francophone, on trouve beaucoup plus de poètes du côté du Sénégal, historiquement, de la Côte d'Ivoire et du Congo-Brazzaville, du Congo-Kinshasa aussi, mais peut-être d'une façon moindre que le Congo-Brazzaville. Les grands noms sont probablement un peu plus du côté de Brazzaville. De quoi parle la poésie africaine ? De tout. Alors, historiquement, c'était très afro-africain, très centré. Les poètes disaient beaucoup « nous », ils utilisaient le « nous » collectif : « Nous les Noirs, nous les Africains, nous les Sénégalais, nous… »  Et de plus en plus, on a vu émerger une nouvelle tendance sur ces trente dernières années, qui est sans doute la présence du « je ». De plus en plus, ces poètes disent « je » et parlent en leur nom et non pas au nom d'une collectivité. Et à partir de là, ils parlent de tout, ils parlent de la vie quotidienne, des difficultés, de l'exil, mais ils parlent aussi du monde. Ils parlent du problème des migrants. Par exemple, Wole Soyinka a écrit un poème sur les migrants, les migrants qui traversent la Méditerranée. On parle de la pandémie. On parle de phénomènes urbains qui se passent sur d'autres continents. On parle un peu de tout dans cette poésie africaine, même si l'essentiel de la problématique reste une problématique africaine. La problématique politique occupe une place importante, on imagine ? Oui, mais avec une distance un petit peu différente. Dans la première version, je pense que les poètes étaient plus frontaux. On était à la limite du slogan, parfois politique. Aujourd'hui, il y a plus de distance, il y a plus d'humour. On passe par la distanciation, par l'allusion. Est-ce que ça veut dire qu’il n’y a plus de mouvement littéraire, comme la négritude autrefois ? Peut-être pas au point que ça puisse se comparer à la négritude, mais il y a des tendances. Les poètes d'aujourd'hui disent « je », mais c'est un « je » qui pense quand même aux autres. Ce n'est plus un « nous » collectif. C'est un « je » certes individuel, individuel, mais pas individualiste Il y a aussi, vous le signalez dans votre préface, beaucoup d’écrivains femmes ? Oui, c'est une des tendances. Il y en avait très peu et on partait de très loin. Parmi les jeunes, les plus jeunes, effectivement, des femmes sont présentes. Ernis, par exemple, pour prendre un exemple francophone, qui est née en 1994 ou 95, qui a donc 30 ans. Pour clore cette conversation, puis-je vous demander de citer un vers qui soit représentatif de la production africaine contemporaine ? Écoutez, j'ai choisi le dernier vers du dernier poème cité dans cette anthologie. Il est écrit par un Zimbabwéen qui s'appelle Musaemura Zimunya et il dit ceci : « qui apprendront que la fin du voyage en ouvre un autre » ! Poésie d’Afrique au sud du Sahara. Anthologie éditée par Bernard Magnier. Seuil, collection « Points », 418 pages, 14,90 euros *Bernard Magnier est journaliste. Spécialiste des littératures africaines, il a créé et dirigé la collection « Lettres africaines » chez Actes Sud. Il programme et anime de multiples rencontres et festival littéraires.
On ne présente plus l’Américaine Jesmyn Ward. Romancière, essayiste, poète, cette double lauréate du prestigieux National Book Award s’est imposée dans le paysage littéraire américain comme une voix importante et incontournable. Avec à son actif quatre romans, un livre de mémoires et deux essais, elle inscrit son œuvre dans la lignée de James Baldwin, de Toni Morrison, dont elle reprend en échos amplifiés les interrogations sur la race, le métissage et l’injustice sociale. Dans son nouveau roman Nous serons tempête qui vient de paraître en traduction française aux éditions Belfond, Ward explore le passé esclavagiste de son pays à travers l’odyssée d’une jeune esclave dans le sud étatsunien. Nous serons tempête est un récit puissant et réaliste, qui s’inspire aussi du réalisme magique latino-américain pour imaginer l’univers esclavagiste où il est question de chaînes, deuil et d’échappées oniriques. Entretien avec Jesmyn Ward. RFI : Dans la postface de votre nouveau roman où vous remerciez votre éditrice, vous écrivez combien ce livre a été « dur à créer ». Pourquoi c’était difficile, après cinq romans à votre actif ? Jesmyn Ward : C’était difficile d’écrire pour plusieurs raisons, la principale étant que j’étais à l'époque endeuillée par la mort brutale de mon compagnon, qui était aussi le père de mes enfants. Après sa disparition en janvier 2020, j’ai failli tout abandonner. Je n’ai plus rien écrit pendant presque six ou sept mois. Je me sentais tellement désespérée que je me disais que j’en avais peut-être fini avec l’écriture. Sans d’espoir, comment peut-on continuer à raconter des histoires ? Puis, j’ai suivi mon intuition. J’ai écouté la petite voix intérieure qui me répétait que la dernière chose que mon compagnon aurait voulu, c'est que sa perte me réduise au néant. Alors, je suis retournée à l’écriture. La difficulté venait peut-être aussi de la nature du sujet de ce cinquième roman ? Oui, dans le sens où raconter la vie de ma jeune héroïne, accablée par la misère et l’oppression, me renvoyait à mon propre désespoir. Annis est née esclave. Elle faisait partie de ces milliers de femmes noires qui étaient plongées dans une vie d’asservissement aux États Unis dans les années 1830. D’une certaine manière, ce livre est aussi un roman sur le deuil. Je crois que j’avais besoin d’écrire à ce moment-là l’histoire d’Annis, parce qu’elle m’a entraînée dans ce voyage. Je l’ai accompagnée tout au long de cette vie de servitude absolue, au terme de laquelle on la voit réaffirmer contre toute attente que la vie est un choix que l’on fait chaque jour, et qu’elle vaut la peine d’être vécue, même quand elle est difficile. Annis m’a consolée. J’avais besoin de raconter son histoire, pour en arriver à la même conclusion qu’elle, une fois l'écriture terminée. Nous serons tempête est le premier roman dans lequel vous vous aventurez dans le passé, pour raconter des vies en esclavage. Je ne savais pas grand-chose sur la vie des personnes réduites en esclavage avant d’écrire ce roman. J’ai fait beaucoup de recherches avant de commencer. L’une des choses que j’ai comprises en écrivant cette histoire, c’est à quel point les personnes esclavagisées étaient constamment confrontées au deuil, parce qu’elles étaient sans cesse séparées de ceux qu’elles aimaient et de ceux qui leur étaient chers. Même après avoir été séparées de leur famille de sang et envoyées ailleurs, lorsqu’elles retrouvaient un semblant de famille, un sentiment de communauté, ou qu’elles en créaient une avec d’autres personnes asservies rencontrées en cours de route, rien ne garantissait qu’elles ne seraient pas à nouveau séparées d’elles. De nouveau arrachées à leur vie, elles connaissaient de nouveaux traumatismes, de nouvelles souffrances. Ainsi, elles étaient condamnées à vivre dans un état de deuil infini, devant sans cesse apprendre à vivre malgré la perte, et avec la perte.   La littérature africaine-américaine fourmille de récits sur l’esclavage, son impact sur l’évolution sociale et psychologique de la minorité noire aux Etats Unis. En s’attaquant à ce topos, pensiez-vous pouvoir renouveler cette thématique ? Il y a eu effectivement des romans qui ont renouvelé l'imaginaire de l'esclavage. Avant de commencer à écrire mon roman, j'ai lu Underground Railroad de Colson Whitehead et The Water Dancer de Ta-Nehisi Coates. Je savais aussi qu’il existait déjà un grand nombre de livres et de films sur l’esclavage. Le récit d'Aniss me trottait dans la tête, mais comme je n’étais pas très sûre de vouloir écrire un énième livre sur ce sujet, j’ai demandé à Ta-Nehisi Coates ce qu’il en pensait. « Des Africains à avoir connu l’esclavage comptent par millions », m’a-t-il répondu. Chaque expérience est spécifique.En somme, il disait qu’il y a des millions d’histoires à raconter sur la vie sous l’esclavage. J’ai apprécié qu’il me dise cela, car çà voulait dire que toutes les facettes de l’esclavage et de la vie des esclaves en Amérique n’ont pas encore été explorées par la littérature. La question de savoir comment écrire de manière originale sur l’esclavage et proposer de nouvelles perspectives a été l’une de mes principales préoccupations pendant l’écriture de ce livre. Diriez-vous que c’est cette recherche d’une perspective originale qui vous a conduit à comparer le parcours de votre héroïne Aniss à l’« Inferno » dans la Divine comédie de Dante, le poète italien ? Pendant mes recherches sur l’esclavage, j’ai retrouvé par hasard mon exemplaire personnel de l’opus de Dante que je n’avais pas ouvert depuis mes années universitaires. En feuilletant le poème, je suis tombée sur les vers où le poète exprime son désir de sortir de l’enfer et de revoir les étoiles, qui se trouvent à la fin de la partie consacrée à L’Enfer. Le titre en anglais de mon roman est extrait d’une citation de L’Enfer : « Let us descend and enter this blind world… » (« Descendons et entrons dans ce monde aveugle… »). C’est exactement ce que fait mon héroïne, Annis, lorsqu’elle marche de la Caroline du Sud jusqu’à La Nouvelle-Orléans, tout au fond de la Louisiane, où elle sera vendue sur les marchés aux esclaves de la ville. Cela ressemblait à une descente aux enfers, car les conditions de vie pour les esclaves dans les plantations de canne à sucre du Mississippi et de la Louisiane étaient pires que dans les autres endroits du Sud où Annis a vécu. D’un point de vue géographique aussi il s’agit d’une descente puisque les États de Caroline du Nord et du Sud sont situées sur des terres plus élevées, alors que dans le Mississippi et la Louisiane on est au niveau de la mer. Il m’a donc semblé logique de citer L’Enfer comme un parallèle au voyage d’Annis — un parallèle à la fois géographique et moral.  Dans le contexte du suprémacisme blanc montant aux États-Unis, ne craignez-vous pas qu’on ne vous accuse d’avoir écrit avec ce nouveau roman un livre politique ? Non, ce n’est pas un roman politique, même si le pouvoir états-unien le verra comme une œuvre politique. Voyez-vous, j’ai passé toute mon adolescence à la Nouvelle-Orléans. Mais je n’ai jamais vu, au grand jamais, la moindre plaque historique signalant les sites d’anciens entrepôts d’esclaves ou de marchés aux esclaves. En faisant mes recherches, j’ai découvert qu’ils ont existé, et j’ai compris que les personnes au pouvoir avaient effacé cette partie de l’histoire de la ville. C’est en partie pour cela que j’ai voulu écrire sur cette expérience à travers la vie d’une jeune femme qui est passée par ces lieux emblématiques de La Nouvelle-Orléans. Je voulais réhabiliter ce passé et rendre hommage à la vie de celles et ceux qui ont tété victimes de l’esclavage. Mon désir de raconter cette histoire est né d’une émotion très personnelle : quand j’ai appris l’existence de ces lieux et que j’ai constaté que ces récits avaient été effacés, j’ai ressenti une profonde tristesse. Le politique est ici d'abord personnel et c'est pourquoi on peut difficilement réduire ce roman à une revendication politique.  Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de recourir au surnaturel pour raconter l’esclavage ? L’une des raisons pour lesquelles j’ai fait appel au surnaturel, c’est parce qu’on sait aujourd’hui que les esclaves pratiquaient une forme de spiritualité. Ils voyaient le monde non pas uniquement comme une réalité matérielle ou physique, mais comme un monde à plusieurs couches, où les esprits cohabitent avec les hommes et où le spirituel influence la marche des choses. C’est ce que croyaient les personnes asservies. C’est ce que croyaient aussi mes ancêtres. Je pense que ce sont ces croyances qui ont permis aux Africains déportés en Amérique de survivre à l’esclavage, en cultivant une conscience spirituelle et en la perpétuant dans leurs vies. Ils ont transmis cette spiritualité à leurs enfants. Comment êtes-vous venue à l’écriture, Jesmyn Ward ? J’ai été lectrice avant d’être écrivaine. La lecture a été pour moi une expérience si immersive, si magique, que je pouvais me plonger dans une histoire et vivre avec ses personnages, oubliant complètement ma propre vie. Les écrivains que je lisais me fascinaient, car ils savaient faire émerger des mondes par la seule magie de leurs paroles ou de leurs plumes. Je voulais faire comme eux, même si je n’ai pas la moitié de leurs talents. Depuis l’enfance, je nourrissais cette ambition secrète de devenir écrivaine, mais ce n’est qu’à la mort de mon frère que j’ai véritablement embrassé une carrière de conteuse, avec le souci de donner à voir le monde d’où je viens, de raconter cette communauté au sein de laquelle j'ai grandi. Comme les histoires ne manquent pas, j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis lancée... Nous serons tempête, par Jesmyn Ward. Traduit de l’anglais par Charles Recoursé. Editions Belfond, 240 pages, 22 euros. À lire aussiRentrée littéraire 2025: dix incontournables d'Afrique et de sa diaspora
Couronné par les prestigieux National Book Award et le prix Pulitzer de la fiction, James traduit en français par les éditions de l’Olivier, est l’un des grands romans de la rentrée littéraire 2025. S’inspirant des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, son auteur l’Américain Percival Everett fait revivre Jim, le personnage de l’esclave noir, devenu compagnon de route du héros blanc de Twain. Sur fond de racisme et brutalités contre les esclaves dans l’Amérique d’avant la guerre civile, ce roman raconte la fuite éperdue de Jim vers les États anti-esclavagistes du Nord en quête de liberté et de dignité. James est au menu des Chemins d’écriture, ce dimanche. « Jamais la situation ne m’avait paru si absurde, surréaliste et ridicule. Et j’avais passé ma vie en esclavage. Voilà que, tous les douze, nous descendions d’un pas martial la rue principale qui séparait la partie libre de la ville de la partie esclavagiste, dix blancs en blackface, un noir se faisant passer pour blanc et grimé de noir, et moi, un noir à la peau claire grimé de noir, de façon à donner l’impression d’être un blanc essayant de se faire passer pour noir. Toutes les devantures de boutiques – une banque, une épicerie et autres – semblaient plates et sans profondeur, comme si j’aurais pu les renverser d’un coup de pied. Je m’aperçus qu’il n’y avait pas moyen de distinguer le côté libre du côté esclavagiste. Je compris alors que cela n’avait en fait aucune importance ». Ainsi parle James, le personnage éponyme du nouveau roman de l’Américain Percival Everett. James qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier est une réécriture moderne des Aventures de Huckleberry Finn, un classique de la littérature américaine du XIXe siècle. Chef d’œuvre de Mark Twain, les Aventures de Huckleberry Finn raconte l’odyssée d’un adolescent à travers l’Amérique d’avant la guerre civile. Au cours de son périple périlleux sur le fleuve Mississipi, le protagoniste est accompagné de Jim, un esclave noir en fuite. Chemin faisant, le duo deviendra amis. L’opus de Twain est considéré comme un jalon dans l’éveil de la conscience antiraciste aux États-Unis, bien que l’esclave noir soit dans ce roman un personnage secondaire, sans grande épaisseur. Dans la relecture que propose Percival Everett, le cadre demeure le même, mais le focal change avec le récit raconté cette fois du point de vue de l’esclave. Le roman souligne surtout les brutalité et l’absurdité du déterminisme social fondé sur la couleur de la peau, notamment dans la scène satirique du blackface que raconte l’extrait cité en haut. L’absurdité saute aux yeux lorsque l’esclave est conduit à jouer au blackface dans une troupe de chansonniers, où lui un noir censé être un blanc devra se grimer de noir pour donner l’impression d’être un noir ! Cette scène de brouillage identitaire se lit comme un commentaire entre satire et réflexion sur le mécanisme de racisme et sur l’impact dévastateur de la discrimination raciale sur les psychés tant blancs que noirs.  Les voix manquantes Conteur hors pair, Percival Everett est un écrivain prolifique. À 69 ans, il est l’auteur d’une œuvre protéiforme, dont une vingtaine de romans d’inspiration très variée, allant des polars aux parodies en passant par la critique sociale. Son dernier roman, James, déjà multi primé, s’inscrit dans le phénomène courant dans la littérature postcoloniale consistant à s’emparer des classiques de la littérature occidentale pour y inscrire les voix manquantes, reléguées au second plan. C’est l’ambition par exemple de l’Algérien Kamel Daoud qui dans son roman Meursault contre-enquête, le roman qui a fait connaître cet auteur, fait entendre la voix de l’Arabe assassiné à travers sa lecture parodique de L’Etranger de Camus. Loin d’être un exercice académique, l’appropriation des œuvres du passé donne souvent des résultats passionnants, ouvrant des perspectives nouvelles sur la société, ses apories et ses idiosyncrasies. C’est ce que réussit à faire le roman d’Everett qui n’est pas un pastiche, mais un nouveau texte, une réinvention, comme l’explique l’auteur lui-même : « J’ai relu 15 fois d’affilée ce roman afin de pouvoir l’oublier. J’aime beaucoup la prose de Twain et comme je ne voulais pas être influencé par elle, j’ai lu et relu l’ouvrage jusqu’à satiété. Ce faisant, j’ai fini par connaître intimement son univers, tout en m’employant à rejeter son narratif ». Un narratif alternatif James est construit sur un narratif alternatif, né de l’imagination de l’auteur. Everett s’empare du personnage secondaire de jeune esclave illettré dans Huckleberry Finn, qui est en train de fuir la plantation où il est né pour gagner les États anti-esclavagistes du Nord. Loin d’être ce « grand Nègre » niais « qui ne ferait pas de mal à une mouche » imaginé par Twain, Jim se révèle être un révolutionnaire dans l’âme, un stratège qui rêve d’émanciper son peuple. Autodidacte, il a appris à écrire et sait calculer la mesure de l’hypoténuse et manier l’ironie. Il a surtout lu en cachette, dans la bibliothèque de son maître, les philosophes des Lumières, qui lui ont permis de comprendre et d’imaginer ses marges de manœuvre intellectuelles et politiques dans un monde contraint. Enfin, il a toujours dans sa poche un crayon et un cahier, maintes fois sauvé des eaux et dans lequel il écrit pour donner sens à sa vie, à cette liberté qu’il sait qu’il va devoir conquérir de haute lutte. Nourrie de son souci de réinsérer les esclaves dans leur humanité, la démarche de Percival Everett consiste à les arracher au regard de leurs maîtres blancs, un regard qui a longtemps contaminé l’image des noirs dans la littérature américaine, comme le rappelle l’auteur : « Il est difficile de trouver un portrait en profondeur de la population esclavagisée dans le corpus littéraire américain. Les esclaves y sont invariablement dépeints comme des êtres superstitieux, stupides, incapables de raisonner de manière sophistiquée. C’est cette découverte qui m’a conduit à proposer une relecture des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, en racontant le récit à travers la perspective de l’esclave noir Jim. Dans ma relecture de ce classique, j’ai tenté de montrer que les esclaves étaient des êtres humains comme les autres et que la plupart d’entre eux ne regardaient pas le monde très différemment de nous aujourd’hui. Comme nous, ils s’inquiétaient des restrictions que les pouvoirs érigent partout pour restreindre nos libertés, ils s’interrogeaient sur le sens de la loyauté, sur les liens de l’amour, le rôle des émotions dans nos vies, sur les fondements de l’esclavage ». Riche en péripéties et moult rebondissements, James se lit comme un livre d’aventures, doublé d’une quête identitaire très moderniste. Cent soixante ans après l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, alors que le racisme et le fascisme menacent de ressurgir, ce roman raconte le combat d’un homme pour choisir son destin. Rien n’illustre mieux le sens de ce combat que la transformation de « Jim » en « James », affirmation du nom sur laquelle se clôt ce récit puissant, à portée universelle.   James, de Percival Everett, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut. Editions de l’Olivier, 288 pages, 23,50 euros.
Admirateur de Raymond Radiguet et de Marguerite Duras, Matthieu Niango est agrégé de philosophie. Né d’un père ivoirien et d’une mère française, l’homme est aussi écrivain, essayiste, romancier, dramaturge. Après un premier roman qui était un thriller d’anticipation, il vient de publier cet automne Le Fardeau, son second roman qui puise son matériau dans l’histoire familiale et intime de l’auteur, où il est question de guerre, d’amour, de pureté raciale et de construction identitaire. Le Fardeau est au menu des Chemins d’écriture de ce dimanche. « J’ai eu peur, cette nuit-là. Nous étions dans la maison de famille de Camille, sur une colline dans les Cévennes. Je marchais dans le salon en berçant Georges, notre petit dernier, âgé de sept mois, pour l’endormir. J’ai senti une présence dans un coin de la pièce. Je me suis retourné. C’est là que je t’ai vue, qui me fixais de tes yeux bleus sous tes cheveux pâles. J’ai serré mon enfant, reculé, cogné la table et fui jusqu’à la chambre. Ta silhouette dans la nuit des Cévennes. Je sais que ce n’est pas vrai. J’ai trop regardé ta photo, trop ressassé ton histoire, trop essayé de comprendre pourquoi tu as fait ça, voilà tout. » Ainsi commence Le Fardeau. Un lourd et bouleversant secret familial est au cœur du nouveau roman de Matthieu Niango. Longtemps caché sous le couvercle de la bienséance, le secret éclate au grand jour le soir de la mort de la grand-mère maternelle de l’auteur. C’est en effet l’occasion que choisit la fille de la défunte, qui n'est autre que la mère du narrateur, pour révéler à sa famille qu’elle est une enfant adoptée. Une vérité que celle-ci a longtemps refusé d’admettre, mais à l’initiative de son fils qui ne veut plus vivre avec ce « fardeau », elle va se laisser entraîner dans une enquête au long cours et transfrontalière qui finira par lever le voile sur une part du mystère de ses origines. Un grand-père nazi Le duo va de révélations en révélations. Leur ampleur les laisse pantois, sous le choc. Née pendant la Seconde Guerre mondiale, la mère se révèle être le fruit des amours d’un soldat nazi et d’une ouvrière hongroise immigrée en Belgique. « Quel ne fut mon choc d’apprendre que j’avais un grand-père nazi ! », s’écrie l’auteur-narrateur Matthieu Niango. Le choc se transforme en consternation lorsque les archives révèlent que sa maman était née dans un Lebensborn, une pouponnière nazie, où elle fut abandonnée par sa mère. Symbole de l’idéologie nazie, les Lebensborn avaient pour mission de promouvoir l’avènement de la race aryenne, explique Matthieu Niango : « Le Lebensborn, c’est un projet qui a été imaginé, conçu, mis en place par Heinrich Himmler, le chef de la SS. Des super nazis quoi. C’est aussi une espèce de secte. Le cœur de cette religion, c’était la race aryenne. L’idée qu’il avait existé, dans les temps immémoriaux une race parfaite d’humains. C’est ça l’idée la plus profonde du Lebensborn, la plus folle, de dire qu’on va essayer de croiser les spécimens les plus proches de cette race, le blond aux yeux bleus, pour le dire très très vite. Et par distillation du sang successif, cette race va revenir. C’est un projet incroyablement raciste qui est là-derrière. Et les Lebensborn, ce sont des pouponnières, ce sont des crèches dans lesquelles les mères de bonne race peuvent soit venir accoucher et laisser l’enfant, soit le laisser là quelque temps. Des lebensborn, il y en a eu dans toute l’Europe occupée. Ma mère, elle, est née dans un Lebensborn en Belgique, dans le Wégimot. » Et l’auteur de s’interroger sur les raisons qui ont pu motiver sa grand-mère pour confier sa fille à une pouponnière nazie. Sa démarche est d’autant plus incompréhensible qu’elle était vraisemblablement – autre révélation majeure de l'enquête – d’origine juive, ayant grandi dans le ghetto juif hongrois. Quelques-unes des plus belles pages de ce livre sont consacrées à cette grand-mère biologique, mystérieuse et belle, qui surgit dans les archives de police que ses descendants ont pu consulter à Bruxelles, avant de partir sur ses traces en Hongrie pour reconstituer son parcours entre Budapest, Bruxelles et la Moselle où elle aurait aussi séjourné.  Une aïeule blonde aux yeux bleus Margit est la véritable héroïne de ce récit. « Elle a vécu des événements terribles, écrit l’auteur, abandonné sa fille au Lebensborn, beaucoup souffert, mais n’avait pas les mots pour mettre tout cela à distance, l’expliquer et lui donner un sens. »  Elle hante ses pages, car l’exploration mémorielle dans les archives familiales et publiques ne parvient pas à expliquer les motivations profondes de ses actes. C’est en mêlant la fiction et l’imagination au récit de vie que l’auteur Matthieu Niango réussit à libérer son « aïeule blonde aux yeux bleus » de la prison de l’Histoire, comme celui-ci l’explique au micro de RFI : « J’ai mis beaucoup de temps à savoir comment j’allais faire. Au départ, ça me semblait insurmontable parce qu’il y avait énormément de matériaux. Je me suis dit comment je vais faire pour donner sens à cela. Et qu’est-ce que j’ai fait ? Je me suis tourné vers une de mes grandes admirations littéraires qu'est Duras, " L’Amant " de Duras. Et je me souvenais qu’il y avait une forte réflexion sur l’autobiographie, que je cite de mémoire. Elle dit : l’histoire de ma vie n’existe pas, il n’y a pas de chemin, pas de ligne, seulement de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un. Ce n’est pas vrai : il n’y avait personne. Et c’est très beau. C’est-à-dire en fait l’histoire n’existe que d’être écrite. Donc, c’est plus honnête de dire que ce livre est un roman, parce qu’un récit sur une histoire pareille, qui mêle plusieurs générations, qui cherchent des relations causales, il y a forcément une part de fiction. Il ne peut pas en être autrement. » Entre fiction et réel, ainsi vogue Le fardeau, rappelant que les histoires n’existent que parce qu’elles sont racontées. Le fardeau, par Matthieu Niango. Éditions Mialet Barrault, 391 pages, 22 euros.
Ramsès Kéfi est l’auteur de Quatre jours sans ma mère, un premier roman prometteur. L’homme est journaliste à Libération et ses modèles ont pour noms Agatha Christie, Faïza Guène et Romain Gary. Écrivain bourré de talents, journaliste à Libération, le Franco-Tunisien Ramsès Kéfi livre avec Quatre jours sans ma mère un premier roman prometteur, à la fois grave et ludique, inventif et truculent, comme en témoigne l’extrait : « Ma mère avait eu du mal fou à m’avoir. (…) Le jour de ma naissance, Amani a tout chamboulé. Mes parents s’étaient mis d’accord pour m’appeler Sami, mais la Mama a improvisé. Salmane lui était apparu en rêve avant l’accouchement. Ce vieux Nord-Africain a l’épiderme criblé de trous fut leur voisin durant le temps qu’ils ont passé à Marseille. Avec sa jambe de bois et sa tortue, il traînait dans la rue où il enchaînait fous rires et thés rouges – il gardait un verre dans la poche de son veston. Et voilà : il avait suffi qu’il revienne dans les rêves de ma mère pour que j’hérite de son prénom. (…)  À sa sortie de la maternité, Amani a remonté la trace du vieux Salmane grâce à une ex-voisine retrouvée dans l’annuaire. Elle l’a appelé pour lui annoncer la nouvelle. Il a explosé de rire… il a dû raccrocher tellement, il riait. Et il m’a rappelé tout de suite. Salmane n’était pas son prénom. C’était celui de sa tortue. » Ironie, inventivité et distanciation « Je suis venu à l’écriture un peu par hasard », aime à répéter le jeune Ramsès Kéfi. Né de parents ouvriers, il a grandi dans la banlieue parisienne et s’est retrouvé sans projet professionnel particulier après une maîtrise en histoire ancienne. A l’époque, il gagnait sa vie en travaillant comme manager dans un McDo et passait son temps libre à lire : Agatha Christie, Faïza Guène et les médias locaux dont Rue 89 et le Bondy Blog. Il s’est découvert écrivain lorsque le Bondy Blog a publié un texte de lui sur la jeunesse et le café en Tunisie, rédigé en l’espace d’une nuit d’insomnie, sur un coup de tête. C’était en 2011. En ces temps prometteurs d’avant printemps arabe, le texte du jeune Kéfi, racontant la vie quotidienne dans une Tunisie en pleine ébullition, a fait sensation dans la rédaction du groupe qui a rappelé l’auteur pour faire un stage. Et de fil en aiguille, ce dernier s’est retrouvé au service Société de Libération pour lequel il fait des reportages dans la France profonde. En 2022, il publie son premier livre réunissant ses chroniques sur les rixes adolescentes qu’il avait racontées dans les pages de Libé. Quatre jours sans ma mère est son premier roman. C’est un premier roman sur la vie en banlieue, sans pathos ni revendication particulière. En refermant le livre de 200 pages, le lecteur garde en tête l’écriture, l’ironie, l’inventivité, le goût pour la distanciation, qui transforment les récits de vie en un vaste champ d’exploration de la psychologie et de l’infinie résistance de l’esprit à la routine débilitante du quotidien. Voici l’intrigue du roman racontée par l’auteur en personne. « Il y a cette famille qui est composée d’Eddie et Amani, un couple de retraités ouvriers. Et avec eux vit encore Salmane, le fils qui a 36 ans et qui vit sa vie de Tanguy. En fait, il est tranquille, se dit que ce sera toujours comme ça. En fait, il y a un truc un peu figé et sauf qu'un jour, un lundi, la maman décide de s'en aller. Et donc à ce moment-là, les deux hommes de sa vie, Eddie, le père et le fils, ben pour eux, tout se brise parce qu’ils se rendent compte que sans Amani, la femme de leur vie en fait, il n'y a plus rien qui fonctionne. Et chacun part dans son enquête, en se disant "on va la chercher, on va essayer de retrouver". C'est une histoire d'amour, d'amitié, de tendresse, de famille, qui n'est pas une histoire de quartier. C'est une histoire universelle qui se passe dans un quartier, où, je pense, tout le monde peut se retrouver puisque c'est une histoire de famille avant tout, avec un secret au milieu. Et l'enjeu, c'est de savoir où est partie la mère, mais surtout pourquoi elle est partie. » Fresque sociale et intimiste Si la disparition de la mère est au centre de l’intrigue de ce roman et dont les causes profondes s’éclaircissent au fur et à mesure qu’on tourne les pages, elles ne sont pas les seuls enjeux de ce récit pluridimensionnel. Quatre jours est aussi un roman d’éducation avec pour final l’entrée tardive dans la vie adulte de Salmane, le fils unique du couple, que le séisme familial fait sortir de son cocon. Ce roman se veut aussi une fresque sociale, avec sa foultitude de personnages qui évoluent dans le quartier de la Caverne où se déroule l’action du roman. Pour eux aussi, la disparition d’Amani est un tournant, un moment fatidique qui leur révèle leurs propres limites. La caverne n’est pas seulement un quartier, mais un village, comme l'affirme l’auteur. « Le vrai nom du quartier, c'est la caverne des oiseaux et tout le monde appelle ça la caverne à cause des tags justement. Un peu le délire que se sont fait des dessinateurs du quartier, qui ont décoré les murs de cette cité HLM. Mais oui, c'est complètement un prétexte pour raconter ces endroits où la routine a établi un royaume, clairement. Et donc ça raconte un mode de vie, ça raconte des histoires d'amitié, ça raconte une fin, le temps qui passe différemment. On a l'impression d'être dans un village où on a l'impression que rien ne va bouger. On vit à son rythme. La caverne en soi, c'est un personnage. Le quartier est un personnage. » Dans cette allégorie de la Caverne, nous sommes un peu chez Platon. Il y a aussi du drame situationnel à la Beckett, l’Irlandais qui a fait de l’insolite le ressort de l’action dans ses récits, et last but not least, il y a du Sartre dans le souci de Ramsès Kéfi de donner à entendre les bruits et fureurs de l’existence, bannissant toute tentation d’essentialisation. ► Quatre jours sans ma mère, par Ramsès Kéfi. Editions Philippe Rey. 208 pages, 20 euros.
Classique de la littérature africaine moderne, le premier roman du Mozambicain Mia Couto Terre somnambule a été traduit en 33 langues. Traduit en français deux ans après sa parution en 1992, mais épuisé depuis, il vient d’être retraduit. Il s’agit d’une version plus audacieuse, avec pour ambition, comme le précise la quatrième de couverture du livre, d’être à la hauteur « de la créativité de Mia Couto qui a voulu construire un langage qui rende compte d’une nation à la recherche de sa propre image ». Entretien avec Elisabeth Monteiro Rodrigues, traductrice de Terre somnambule. Rediffusion du 9 mars 2025. RFI : Comment est née cette idée de retraduire Terre somnambule ? Elisabeth Monteiro Rodrigues : Il y a quelques années on s’est rendu compte que la première traduction de ce roman, faite par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, n’était plus disponible, qu’elle était en fait épuisée depuis une dizaine d’années. L’idée d’une nouvelle traduction est alors née pour que ce texte existe de nouveau en français. Nous en avons souvent parlé avec Mia Couto. C’était un désir commun, partagé entre Mia Couto, moi et les éditions Métailié. On a donc attendu que les conditions éditoriales soient réunies pour le faire et les choses se sont débloquées en septembre 2020. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler sur cette traduction. En fait, vous avez retraduit le roman. Est-ce parce que vous souhaitiez améliorer la traduction existante ?  Ce n’est pas la qualité de la traduction existante qui était en cause. D’ailleurs dans l’avant-propos qui accompagne la nouvelle version du roman en français, je rends hommage à Maryvonne Lapouge-Pettorelli, la première traductrice de Mia Couto. Sa  traduction est très belle. Je souhaitais découvrir ce qu’on peut entendre aujourd’hui de ce tout premier roman, à l’aune de mon long compagnonnage avec l’œuvre de Mia Couto, en donner ma lecture et mon interprétation. Je voulais essayer de recréer en français ce que Mia Couto fait à la langue portugaise. Expliquez-nous donc ce que fait Mia Couto à la langue portugaise ? Dans ses écrits sur son travail, Mia Couto parle de la « désidiomisation » de la langue, c’est-à-dire qu'il déconstruit le portugais dans sa norme européenne. Mia Couto se considère lui-même comme un traducteur. Ça tient à son positionnement dans son écriture entre différents mondes, entre l’urbain et le monde rural, entre les anciens et l’histoire, les vivants et les morts etc…, comme l’est le personnage de Kindzu qui est un intermédiaire entre sa famille et le monde extérieur qu’il rencontre à travers l’école. Et je pense que le langage que Mia Couto met en œuvre a pour l’ambition de réunir tous ces mondes pour les faire co-exister. Son travail a à voir avec cette idée qu’il faut une langue particulière pour restituer tous ces différents mondes. Prenons, par exemple, le début du roman. On lit dans la première version : « La guerre, à cet endroit, avait tué la route ». Plus loin, « Seuls, alentour dans la savane, les baobabs contemplent le monde en train de flétrir ». Ces phrases deviennent sous votre plume : « Dans ce pays, la guerre avait mort la route. (…) Dans la savane à l’entour, seuls les baobabs contemplent le monde qui défleurit ». Pourriez-vous nous expliquer le processus qui vous a conduit à la version que vous nous donnez à lire ? Cela m’a pris un certain temps pour arriver à ce résultat, comme vous pouvez l’imaginer. Qui plus est, les processus ont été différents dans les phrases que vous citez dans vos exemples. Alors que pour « le monde qui défleurit », c’est une traduction quasiment littéral de « mundo a desflorir ». « Desflorir », c’est bien le terme qui est utilisé en portugais par l’auteur. Comme le terme « défleurir » existe en français, j’ai voulu conserver cette image à la fois concrète et poétique. Cela se corse un peu pour la première phrase. Comment le terme « endroit » devient « pays » dans ma version, mérite une explication. Mia Couto écrit « lugar » en portugais, qui veut dire « endroit » « lieu » ou « région » en français. J’ai utilisé le mot « pays » dans son sens restreint de « région », tel qu’on l’entend par exemple chez René Char, pour le faire résonner avec le mot terre un peu plus loin. Quant à la formule « la guerre avait mort la route », elle renvoie à un usage, on peut dire, « populaire » du participe passé dans l'original. Je me suis dit qu’il fallait oser introduire quelque chose d’équivalent, en décalage par rapport à ce qu’on attendait d’un point de vue normatif. Dans ce premier chapitre, il y a énormément d’autres exemples de ruptures syntaxiques ou normatives. Mia Couto part d'une structure idiomatique existante qu'il transforme. Il y a un sens de l’aphorisme, de la formule, ce qui donne en portugais quelque chose de très resserré et très rapide. Mon ambition était de reproduire dans la version française cette dimension rythmique et la rupture linguistique.  Dans l’avant-propos explicatif, vous avez raconté que vous vous êtes inspirée du travail sur la langue des écrivains africains ou antillais comme Chamoiseau, Kourouma, mais aussi de Rimbaud. Comment le langage de ces auteurs a-t-il nourri votre réflexion en tant que traductrice ? Cela a à voir avec ce qu’est traduire pour moi. On traduit, je crois, avec tous les livres qui nous ont formés, qui nous ont intéressés, émus, touchés... La traduction, pour moi, est un peu un dialogue avec ma bibliothèque intérieure. Dans ma bibliothèque, il y a bien sûr les auteurs que vous avez cités et beaucoup d’autres. Ils ont en commun d’écrire dans une langue française qui est ouverte et dans laquelle justement circulent d’autres langues et d’autres rapports au monde. Je pense particulièrement au Soleil des indépendances d’Ahmadou Kourouma ou à La Vie et demie de Sony Labou Tansi. Mais aussi à Rimbaud ou à Jean Giono. Leurs textes, dans lesquels se déploient des imaginaires autres et de nouvelles possibilités d’écriture, m’aident dans mon travail de traductrice, en m'inspirant parfois des solutions à des problèmes d’équivalents, qui peuvent m’occuper des jours et des jours. C’est ce qui m’est arrivé avec Rimbaud, dont le poème « Les premières communions » m’a suggéré le mot « illuné » pour traduire « enluarada », relativement courant en portugais, il signifie éclairé ou baigné par le clair de lune, et pour lequel je souhaitais un seul mot en français pour préserver la cohérence rythmique.    Avez-vous l’impression que votre retraduction permet aux lecteurs de mieux entrer dans ce roman complexe, surtout dans cette allégorie de la « famished road » au cœur de l’intrigue ?   Il faudrait peut-être poser la question aux lectrices et aux lecteurs. Moi, je peux vous parler de mon projet. Il était, je crois, de montrer que la langue bouge, en contrepoint à la nature morte, au désespoir qui est au cœur de ce roman. Elle annonce la renaissance, avec l’apparition de la rosée, les couleurs qui reprennent leur droit sur le chaos et la mort. C’est parce que Mia Couto réussit à raconter si merveilleusement cette renaissance de l’homme et de la nature que j’aime tant Terre somnambule.   Terre somnambule, par Mia Couto. Traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues. Métaillié, 256 pages, 24 euros.
Ce dimanche, RFI vous propose le second volet de l’entretien avec Nathacha Appanah. L’écrivaine d’origine mauricienne est en lice cette année pour le prix Goncourt avec son douzième ouvrage La nuit au cœur, une œuvre éblouissante d’interrogation et de justesse. Ni récit, ni témoignage, ce texte a pour thème l’énigme du féminicide conjugal. Victimes de violences de leurs compagnons qu’elles ont  pourtant aimés et admirés, les héroïnes de Nathacha Appanah plongent, inconsolées, dans la nuit noire du désespoir. Suite de l’entretien avec l’auteure. RFI : Elles s’appellent Chahinez, Emma et puis Nathacha comme vous. Qu’est-ce qu'elles ont en commun, vos trois héroïnes dont les histoires sont entrelacées dans ces pages ? Nathacha Appanah : Qu'est-ce qu'elles ont en commun ? Elles ont plein de choses en commun. Peut-être une certaine jeunesse, pour commencer. Elles ont aussi en commun l'envie de vivre, le désir de faire de leur vie quelque chose, une vie à modeler à leur manière. Elles ont en commun une ambition, certes différente d’un personnage à l’autre, et bien sûr leur libre arbitre. Ensuite, elles ont des choses terribles en commun. Elles ont en commun l’homme qu'elles ont aimé et qui se révèle être quelqu'un de, d’abord de jaloux... Ça commence toujours comme ça. Ensuite de très possessif et autoritaire. Quelqu'un qui est « contrôleur » dans le sens stricto sensu du terme, donc qui contrôle chacun de leurs mouvements. Un homme qui est manipulateur, un homme dominateur, un homme qui ne supporte pas autrui dans la vie de ces femmes-là et donc qui les isole, un homme qui leur prend  leur esprit, mais également leur corps comme étant un territoire. Malheureusement, elles ont ça aussi en commun. Et en dernier lieu, elles ont en commun, comme pour retrouver le désir qu'elles avaient auparavant, le courage d'autres choses. Chahinez Daoud avait quitté son mari, avait décidé de divorcer. Emma avait tenté de le quitter plusieurs fois et le lui avait dit. Et cette autre jeune fille que j'ai été, qui s'appelle Natacha, qui est mon nom, avait aussi décidé de quitter son compagnon. Et dans cette décision de quitter, il y a plusieurs choses. Quitter quelqu’un, ça peut durer très longtemps. Dans nos sociétés où il y a un semblant d'égalité, on croit que c'est facile de se séparer. Mais ça prend du temps de quitter quelqu'un parce qu'il faut le quitter totalement. Il faut quitter le foyer qu'on a construit, il faut quitter l'image que les enfants ont de ce foyer-là. Il faut aussi quitter en ayant l'assurance d'être en sécurité. Et nous trois, nous avons quitté sans l’assurance de cette sécurité, et nous avons couru vers une issue qui n'en a pas été une. L’issue se révèle être tragique, fatale pour Emma et Chahinez. Moi, j'en suis sortie. Et vous avez écrit… Vous savez, j'écrivais avant, j'écrivais avant de connaître cet homme. Et j'écrivais beaucoup. C'est quelque chose qui ne m'appartient qu'à moi. J'ai commencé à écrire quand j'avais treize ans. Puis, j'ai rencontré cet homme qui disait m'aimer parce que j'écrivais, parce que lui aussi il écrivait. Et notre amour s'est développé là-dessus. À partir du moment où j'ai commencé à vivre avec lui, à partir du moment où il m'a enserré, j'ai arrêté d'écrire. Et quand je l'ai quitté, j'ai essayé par tous les moyens de retrouver celle que j’étais, celle qui écrivait. Et j’ai écrit plein de choses, des nouvelles, de la poésie, j’ai relu mes classiques préférés. Pour moi, c’était une façon de sentir que j’étais vivante ! Vous poursuivez votre œuvre littéraire avec La nuit au cœur qui n’est ni un roman ni un livre de témoignage. Diriez-vous que c’est plutôt une réponse littéraire à la violence que vous avez subie ? Vous avez dit : « Je voulais le transformer, lui, sa chair, son visage, ses paroles, ses actes, sa structure humaine et faillible, en matière littéraire ». Comment transforme-t-on le vécu en matière littéraire ? Pour moi, « littérature » est un mot nu, un mot sincère, un mot authentique. Il n’y a rien de grandiloquent là-dedans. Pour moi, ce mot renvoie aux livres qui m’ont touché depuis ma découverte de la littérature à 13 ans. En écrivant mon livre, je souhaitais, je tentais, j’espérais que ce livre-là soit à son tour un livre généreux comme tous les livres que j’ai aimé lire, que tout le monde puisse s’y retrouver, s’y sentir accueilli ou rejeté aussi. J’ai eu l’impression d’avoir écrit ce livre debout sur mes autres livres, dans le sens où j’avais assez d’exercices ou de pratiques pour pouvoir l’envisager. Vous avez commencé votre question en me demandant si ce livre était une réponse à ma souffrance. Voyez-vous, la littérature n’est pas pour moi un lieu de réponse. Elle n’a pas à apaiser, ni à consoler du mal que nous fait la vie. C’est avant tout et c’est comme ça que je la pratique, un lieu d’exploration, de nuance et de complexité. Elle se place en biais, par en dessous pour nous aider à mesurer la complexité de la vie.   Il est aussi beaucoup question dans ce livre de l’impossibilité de raconter, de l’indicible de l’expérience… L'impossibilité, je dirais l'impuissance du langage. Oui, je me suis trouvée confrontée à cela. Pour moi, depuis mon premier roman, la langue est la question première, sinon essentielle. En écrivant La nuit au cœur, je me suis posé la question comment cette langue sera mise à l’épreuve de ces trois histoires. J’y ai répondu en écrivant aussi sur le langage, sur la langue, sur la manière de dire. Je m’étais dit qu’au fur et à mesure que j’avancerais dans l’écriture, je supprimerais ces parties. Trouver le mot juste était une manière pour moi d’avancer dans le texte. Je me suis très vite rendu compte chemin faisant que je n’écrivais pas seulement ce livre, mais aussi l’ombre de ce livre. Le fantôme de ce livre, comme je pourrais dire ces deux femmes, Chahinez Daoud et Emma, ont été mes fantômes.       La nuit au cœur, par Nathacha Appanah. Gallimard, 285 pages, 21 euros.
La Franco-Mauricienne Nathacha Appanah est l’une des têtes d’affiche de la rentrée littéraire 2025. Avec La nuit au cœur, son nouvel ouvrage paru aux éditions Gallimard, la romancière livre un texte fort, percutant, à mi-chemin entre récit, témoignage et journal intime. Dans ces pages se croisent et s’entrelacent trois histoires de femmes victimes de violences conjugales. L’une de ces femmes, c’est l’auteure elle-même qui a subi au sortir de l’adolescence une emprise amoureuse, aussi douloureuse que brutale, dont elle est sortie vivante, contrairement aux deux autres protagonistes du livre. La nuit au cœur est le douzième texte de Nathacha Appanah. Premier volet de l’entretien que l’auteure a accordé à RFI à l’occasion de la sortie de son livre. RFI : Bonjour Nathacha Appanah. On commence par un poème de l’Argentin Jorge Luis Borges que vous citez dans votre récit, et que vous avez accepté de nous lire. Son titre est L'Autre tigre : Nathacha Appanah : « Chercherons-nous. Un autre tigre. Le troisième. Mais il sera toujours une forme de rêve. Un système de mots humains. Non pas le tigre vertébré qui, plus vieux que les mythologies, foulent la terre. Je le sais. Mais quelque chose me commande cette aventure indéfinie, ancienne, insensée. Et je m'obstine encore à chercher, à travers le temps vaste du soir, l'autre tigre, celui qui n'est pas dans le vers. » On se pose la question en lisant ce poème que sans doute cette « aventure indéfinie, ancienne, insensée » qui fait le lien avec ce que vous racontez et ce poème. Je dirais que « ancienne, insensée », ce sont des adjectifs très justes, mais je n'utiliserais pas « aventure », parce que peut-être par mon éducation, ma culture « aventure » est liée pour moi à quelque chose de très joyeux. Alors qu'ici, ça n'a pas commencé très joyeusement, cela a été une traversée, je dirais davantage qu'une aventure. Une traversée de la nuit, une traversée de ces existences, c'est-à-dire d'abord l'existence de Chahinez Daoud qui a été tué le 4 mai 2021, ensuite, l'existence de ma cousine Emma qui a été tuée en décembre 2000, ensuite de ma propre existence, une partie de mon existence que j'avais mise de côté. Ce projet un peu fou au départ, non pas de lier les trois histoires, mais de les raconter côte à côte, d'une certaine manière, en littérature, en langage, avec des mots :  je dis que cela a été une traversée parce que, souvent, je ne voyais pas l'horizon. Souvent, je ne voyais même pas au-delà de mon nez. Je ne savais pas du tout ce qui m'attendait, ce que j'allais découvrir ou même la manière dont j'allais l'écrire. Et puis, j’avais aussi l’impression d’écrire la nuit, mais d’écrire aussi depuis la nuit, depuis le noir. Et j’espérais toujours, comme dans tous les livres, on espère qu’on arrivera à la fin. On espère que la forme nous semblera juste. J’espérais de la lumière. J’espérais quelque chose au bout de cette traversée, au bout de cette nuit. Ce livre raconte l’histoire de trois femmes aux destins enlacés, Chhinez, votre cousine Emma et vous. Vous avez survécu aux violences contrairement à vos deux compagnons d’infortune. À quel moment avez-vous ressenti le besoin de donner voix à ces histoires ? Je peux vous répondre très clairement, avec vérité et exactitude. C’était le05 mai 2021, le jour où j’ai appris la mort de Chahinez. Et dans cette journée-là, j’ai attendu, j’ai essayé de comprendre et je me suis rappelée Emma. Le lendemain, donc le 6 mai, je me suis dit, il est temps de faire temps de faire matière littéraire de cela, d'essayer en tout cas, d'essayer de comprendre cette course, cette fuite et comment l'inexorabilité de ce destin arrive là. Je crois que j'ai toujours essayé de comprendre notre condition humaine et comment sonder nos existences et son opacité, l'opacité de cette horreur que je voulais comprendre. Et pour ça, je savais qu'il fallait que je raconte la mienne d'horreur aussi. ► La nuit au cœur, par Nathacha Appanah. Gallimard, 285 pages, 21 euros.
Mathématicien, ingénieur des ponts et chaussées, docteur en sciences économiques, le Marocain Fouad Laroui est aussi romancier. L’homme compte parmi les plus importants écrivains contemporains du royaume chérifien. Son nouvel opus « La Vie, l’Honneur, la Fantasia » qui fait partie des 484 romans prévus pour cette rentrée 2025, raconte l’histoire d’un assassinat clanique, perpétré pendant le déroulement d’une parade équestre folklorique. Ce drame interroge le sens de la mythologie de la fantasia. Fouad Laroui, son nouveau roman, son parcours sont au menu de Chemins d’écriture de ce dimanche. Fouad Laroui a publié une dizaine de romans, plusieurs recueils de nouvelles, de la poésie, des livres pour enfants, de nombreux essais dont les sujets vont du totalitarisme religieux dans l’islam à la « bosse des maths », en passant par « le drame linguistique marocain ». De formation scientifique, l’homme est un auteur polyglotte, qui écrit des romans en français, de la poésie en néerlandais et des essais à la fois dans la langue de Voltaire et dans celle de Shakespeare. Partageant sa vie entre le Maroc qu’il a quitté à l’âge de 20 ans pour partir faire ses études en Europe, l’écrivain aime à répéter que ses romans lui permettent de garder le contact avec son pays natal, avec sa culture et sa société. « Écrire des romans, c’est ma manière de demeurer Marocain sans vivre dans ce pays », soutient-t-il. Son nouveau roman illustre ses propos. La Vie, l’honneur, la fantasia s’ouvre sur la tenue d’une parade équestre folklorique, qui fait l’admiration des touristes au Maroc. Mais derrière le folklore se cache une organisation clanique, des allégeances familiales, des bizutages et parfois même l’instrumentalisation de la cérémonie par des puissants pour perpétrer des vengeances claniques, comme cela se passe dans l’histoire racontée dans ce roman. Voici comment la quatrième de couverture résume le récit : « La troupe s’ébranle. Elle marche au pas, puis l’allure augmente et c’est le galop. Le chef lance un deuxième cri. Les cavaliers se dressent sur leurs étriers et brandissent haut leurs fusils. Le chef donne le troisième signal. De la buche de chaque fusil jaillit l’éclat de lumière et puis c’est la déflagration, une seule détonation faite de quinze autres, sinistre, effrayante, qui retentit dans le ciel. Arsalom se redresse, hagard, les yeux exorbités. Il porte la main à son cou, titube, pantin désarticulé à la chemise ensanglantée, fait quelques pas puis s’effondre au pied de la tribune. J’avais dix ans. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris pourquoi cet homme devait mourir ce jour-là – et de cette façon. » Des chevaux richement carapaçonnés Ce meurtre qui a entaché la belle parade est un défi pour l’état de droit que le Maroc moderne met en place. Le narrateur du récit est un très jeune adolescent. Il dit sa fascination devant l’apparat, les chevaux richement carapaçonnés, les cavaliers altiers en gandoura lançant leurs chevaux contre la tribune d’honneur en déchargeant leurs armes. Mais il est trop jeune pour comprendre le sens de ces rites immémoriaux et encore moins l’assassinat qui vient d’ensanglanter la cérémonie. L’un des cavaliers a tiré à balle réelle faisant un mort parmi les notables de la tribune d’honneur. Il est question de crime d’honneur, couvert par tous les participants de la cavalcade. L’honneur du groupe est en jeu. Il y a en effet quelque chose de tribal, cru, brutal dans ce récit de vengeance médiévale où les hommes font justice eux-mêmes pour laver leur honneur. On découvrira l’enjeu et l’histoire en poursuivant la lecture de de bref roman, à la fois didactique et passionnant. Rappelons seulement que la victime était loin d’être un ange. « Une petite frappe », écrit l’auteur, devenue un notable corrompu et vil qui faisait trembler l’administration et la police. Le roman raconte la lente montée dans la hiérarchie sociale de cet homme, qui s’est enrichi arrosant les responsables et profitant des failles dans l’État de droit. Un écrivain engagé Portraitiste engagé et radical, Fouad Laroui s’est imposé comme un observateur impitoyable des tares et des faiblesses de la société marocaine contemporaine. De livre en livre, il a bâti une œuvre de critique sociale, satirique à souhait, dénonçant l’obscurantisme et la corruption.   « Je suis un écrivain engagé. Je pense que c’est impossible de ne pas être engagé, quand on est artiste ou écrivain, en particulier écrivain. Il y a tellement de choses qui ne vont pas dans tous les pays arabo-musulmans. On le voit très bien avec les débats, et les crispations autour de l’islam. En réalité, les crispations autour de l’islam, c’est surtout autour de quelle forme d’islam veut-on ? Je pense que c’est une question individuelle. L’exploitation d’une religion à des fins politiques pour dominer les autres, non et non. Et de ce point de vue, je suis forcément un écrivain engagé. » Cette vision combative de la littérature que revendique Fouad Laroui vient de loin. Les modèles en littérature de l’écrivain ont pour noms Voltaire, Diderot que celui-ci a découverts au lycée français de Casablanca où il a fait ses études secondaires dans les années 1970. Il est intarissable sur cette période qui lui a donné le goût de la lecture, mais regrette encore avoir été orienté par ses professeurs vers la filière scientifique, alors qu’il rêvait de faire une carrière littéraire. « Quand on est premier en mathématiques, on suit la voie royale jusqu’à Polytechnique », lui avaient répété ses professeurs. C’est ce que le jeune Laroui s’est employé à faire, sans toutefois jamais enterrer son rêve d’écrire. Diderot ou rien Le rêve deviendra réalité en 1996 lorsque, proche du quarantenaire, il publie son premier roman, Les dents du topographe. Ce premier roman sera couronné par le prix Découverte Albert-Camus. En trente ans de carrière littéraire, Fouad Laroui a donné une œuvre à nulle autre pareille, inventive, jouissive et profondément engagée. L’homme aime à rappeler sa dette aux années de lycée et aux grands maîtres de la littérature française au contact desquels il s’est forgé son propre art romanesque. « En réalité, moi bien que je sois marocain, mes références littéraires ne sont pas absolument marocaines, explique l’auteur de La Vie, l’honneur, la fantasia. Mes références culturelles, elles viennent d’abord de l’adolescence au lycée, au lycée français de Casablanca, le lycée Lyautey. Et ces références-là sont des références de la littérature classique française. Par exemple, pour moi, quelqu’un qui a énormément compté, ce n’est pas très original, c’est Voltaire. L’une de mes autres références que je cite souvent, c’est Diderot. C’est 'Jacques le fataliste', c’est un livre qui a été pour moi un éblouissement parce que j’ai compris une chose qui est très importante, c’est la liberté du créateur, la liberté de ton, il y a constamment des digressions. Quand j’étais adolescent, j’avais l’intention de devenir écrivain, ça aurait été être Diderot ou rien. » Récit parodique, riche en digressions, La Vie, l’honneur, la fantasia a, certes, quelque chose de l’art romanesque de Diderot, mais aussi peut-être du sémiologue français Roland Barthes, qui a puisé dans les mythologies de sa société le sens de son devenir. La Vie, l’honneur, la fantasia, par Fouad Laroui. Mialet Barrault éditeur, 169 pages, 19 euros.
L’un des grands moments du Festival d’Avignon 2025 fut sans doute la représentation de la pièce Françé, du 5 au 26 juillet. Un drame aigre-doux sur le devenir de l’identité française dans un monde postcolonial et cosmopolite. Sur la scène du Théâtre des Halles, à Avignon, deux comédiens, bourrés de talents : Lamine Diagne et Raymond Dikoumé. Leur jeu sensible, tout en sobriété et trouvailles, doublé d’une mise en scène intelligente et originale, n’est pas étrangers au franc succès que la pièce a remporté auprès d’un public de festivaliers de plus en plus nombreux. RFI: Bonjour, Lamine Diagne et Raymond Dikoumé. Le dossier de presse qui présente votre pièce ainsi que vos parcours respectifs de comédien, s’ouvre sur la phrase suivante : « Lorsqu’ils se sont rencontrés à Marseille, ils se sont reconnus. » Pourtant, vos parcours sont très différents ? Raymond Dikoumé: Oui, c'est vrai qu'il s’est passé quelque chose. Déjà, nous nous sommes connus dans une certaine marge, qui est le monde du théâtre. Nous sommes tous les deux comédiens, acteurs, mais avec d'autres talents aussi, que ce soit la musique, et même la création. Tous les deux, on a écrit aussi nos propres spectacles, on a produit nos récits et je pense que c'est là où on s'est reconnu parce qu'on a des façons de fonctionner qui sont similaires. C’est ce qui vous a conduits à écrire ensemble Françé. Mais ce n’est pas le premier texte que vous avez écrit ? Lamine Diagne : Non, ce n’est pas le premier. Je dirais que c'est le troisième plutôt pour moi, mais qu'il est le fruit de ces autres spectacles où la question de l'identité était présente. La question coloniale était plus sous-jacente. J'ai écrit un spectacle qui s'appelle Le livre muet et qui retrace un petit peu, non pas seulement ma vie, mais aussi les parcours des parents, des ancêtres. Et dans les recherches que j'ai menées pour ce spectacle sur ma propre ascendance, j’ai découvert notamment les histoires des tirailleurs sénégalais. La question a commencé à pointer le bout de son nez lorsque je me suis intéressé à ma propre histoire. Cela a allumé un sujet qui a commencé à déborder, au point que j'aille chercher Raymond pour qu'on le traite vraiment à bras-le-corps. Votre spectacle a connu un beau succès à Avignon. La critique l’a qualifié de « proposition poignante et nécessaire » ? Un qualificatif dans lequel vous vous reconnaissez ? Lamine Diagne : Moi, je le comprends assez bien dans la mesure où on est quand même dans une société du fantasme, où on fantasme l'autre à partir de ses origines, de son apparence, de sa catégorie sociale, de l'endroit où il vit sans le connaître vraiment. Donc c'est absolument nécessaire qu'on arrête de se voir par le prisme du prêt-à-penser en quelque sorte, c'est-à-dire des perches qu'on nous tend les uns aux autres pour nous taper sur la tête. Cette parole est nécessaire et elle peut passer par l’art, par la discussion, l'échange, l'ouverture, énormément de choses. Et vous Raymond, « poignant et nécessaire », c’est comme ça que vous avec vécu ce moment, vous aussi ? Raymond Dikoumé : Oui, en effet, notamment par rapport à toutes les questions décoloniales qui arrivent sur le devant de la scène depuis ces dernières années. Il y a aussi cette particularité-là ici d'avoir une diaspora africaine très diverse, composée de personnes qui sont nées ici, qui ont des origines africaines, d'autres qui sont antillaises, mais toutes viennent d'Afrique. C'est ce qui se passe aussi dans notre spectacle. On essaie de toucher à notre héritage, un héritage que partagent beaucoup de personnes qui ont la peau noire. Le thème de la quête identitaire qui est au cœur de votre pièce est surtout symbolisé par la scénographie qui est particulièrement originale. La pièce se déroule dans une cave, au milieu des cartons. Pourquoi avoir situé l’action de la pièce dans cette espace marginale qu’est la cave ? Lamine Diagne : Une cave, c'est un lieu dans lequel on range des choses qu'on n'a plus envie de voir ou qu'on a peut-être envie de cacher. Le choix de la cave suggère que dans la pièce seront abordées des questions qui n'ont pas été assez traitées, notamment la question coloniale française. L’idée, c'était de retourner à la source des récits qui ont fait que l’on se retrouve aujourd'hui en France à s’interroger sur ce que nous sommes et de rappeler qu’on n’est pas là par hasard. Il y a vraiment des histoires que nous partageons. Et ces histoires, selon moi, elles ont été racontées de travers, jusqu'à il n'y a pas si longtemps. On commence tout juste à avoir accès à des récits qui viennent de l'autre côté de la mer, c'est-à-dire, qui ne sont plus européocentrés. Ce sont ces histoires qu’on a tenté d’aborder dans ce spectacle. Il s’agit de petites histoires, des histoires intimes, des récits familiaux de gens qui ont vraiment vécu soit sous la colonisation, soit pendant la décolonisation qui a vu se déferler une très grande violence dans certains pays. On l’a vu notamment au Cameroun, pays d’où vient la famille de Raymond. Et, pour vous Raymond, que représente cette cave ? Raymond Dikoumé : On pourrait analyser le choix de la cave à travers deux prismes. Il y a d’une part ce côté salles d'archives où s’accumulent des vérités sur des faits historiques qu’on refuse de regarder en face. Sur les cartons, sont projetées des images d'archives. D’autre part, la descente dans la cave peut être aussi vue comme la métaphore pour notre travail d’écriture. On a quand même plongé pas mal à l'intérieur de nous, à l'intérieur de nos histoires familiales. C'est un processus qui était assez salvateur et même puissant parce que, avec Lamine, pour écrire ce spectacle, on s'est beaucoup raconté l'un l'autre. On s'est confronté même à ce qu'on pensait et à nos impensés d'une certaine façon. On est parti déterrer ce qui était caché à la fois dans la société et en nous, choses qu'on a longtemps tenté d’étouffer, à l’intérieur de nous-mêmes. Pour les auditeurs de RFI, qui n’ont pas vu le spectacle, racontez-nous le début la pièce et comment les protagonistes se retrouvent à la cave ? Lamine Diagne : Il faut imaginer un immeuble moderne, quelque part en France, à Paris ou à Marseille. Moi, Lamine, trentenaire, de père sénégalais et de mère française, je joue le rôle d’un romancier en panne d’inspiration. Je viens d’emménager il y a quelques mois dans cet immeuble. J’y ai fait la connaissance de Raymond, français comme moi, né de parents camerounais, qui habite au 5ᵉ étage. Il est comédien. Je l’ai aidé à répéter son texte pour une audition. Nous nous retrouvons dans ma chambre pour un verre. On descend à la cave de l’immeuble pour y dégotter une bonne bouteille de vin à partager. Ensemble, nous pénétrons dans la cave où sont entreposés des cartons poussiéreux. Au fil des découvertes qui vont d’un casque colonial à un crâne, en passant par de vieilles correspondances, les deux comédiens se racontent leur parcour, leurs secrets de famille. Pour les protagonistes, afro-descendants, ce secret de famille concerne la colonisation et l’Afrique. Ce sont les pièces manquantes de l’histoire contemporaine de leur pays, soigneusement cachées dans des recoins de la mémoire collective, qui est symbolisée par la cave. Cette cave incarne aussi l’inconscient collectif : c’est l’endroit où on refoule des choses et à un moment, les choses que l’on refoule, finissent par ressortir, car ça commence à sentir mauvais. La pièce raconte ce moment explosif, quand la colère gronde et quand ceux qui ont été écartés de l’Histoire viennent frapper à la porte. À la fin de chaque représentation, vous prenez le temps de venir discuter avec le public. Ces rencontres ont-elles permis de faire évoluer votre réflexion sur la question de la place du passé colonial dans le devenir français ?  Raymond Dikoumé : Les vraies rencontres qu'on a pu faire avec le public, ce n'était pas forcément pendant le festival d'Avignon où on était très peu disponible puisqu'on devait ranger le plateau et on ressortait assez succinctement pour venir dédicacer quelques ouvrages et échanger quelques mots. En revanche, pendant toute la tournée de création, nous avons participé effectivement à des café-débats, des échanges, des bords de plateau passionnants. C'était très intéressant de voir comment nos histoires entrent en résonance avec les propos du public, que ces derniers soient ou non afro-descendants. C’était réconfortant de se retrouver dans une espèce de constellation familiale où chacun aurait sa place, où on ne serait pas forcément en train de se jeter l'histoire au visage. J’ai l’impression que cette circulation d’empathie devient possible quand on commence à se raconter et se raconter à l'endroit de sa propre intimité. C'est comme ça quand on laisse à la porte nos partis pris politiques, nos ressentiments, nos amertumes, qu’on parvient à se comprendre. Je pense que notre humanité a besoin de plus de moments de partage pour aller outre les choses qui nous divisent. Françé, pièce écrite et interprétée par Lamine Diagne et Raymond Dikoumé. Éditions Cris écrits/ Contre-voix. 2025
Figure fondatrice des lettres malgaches, Jean-Joseph Rabéarivelo fut l’auteur d’une œuvre poétique et romanesque de rare intensité. Presque quatre-vingt-dix ans après son suicide tragique en 1937, à l’âge de 34 ans, et ses dernières pensées pour Baudelaire, l’homme demeure un modèle admiré pour les écrivains malgaches contemporains. Entretien avec l’écrivain Jean-Luc Raharimanana, sur la richesse et l’inventivité de l’œuvre du poète disparu, à l’occasion de la réédition de son recueil de poèmes Presque-songes, paru en 1934 pour la première fois. Le volume composé à la fois en malgache et en français est passé à la postérité comme exemple brillant de l’ « exploration bilingue de l’imaginaire ». Jean-Luc Raharimanana est l’auteur entre autres de Nour 1947 (2001) , Revenir (2018) et d’autres romans, récits et mémoires, qui creusent à leur tour la mémoire de l’île natale. RFI : Chaque vers dans Presque-songes renvoie à la culture et l’imaginaire malgache, mais le lecteur n’a pas les outils pour décoder ces références. Comment comprendre, par exemple, cette « forêt bruissant de silence »  et « l’oiseau à prendre au piège qu’on fera chanter », qu’évoque « Lire », le poème d’ouverture du recueil ? Ce sont des métaphores ? Des symboles ? Jean-Luc Raharimanana : En fait, c’est une devinette. Qu’est-ce que c’est que cet oiseau qu’on veut faire chanter ? Et la forêt bruissant de silences ? C’est une forêt intérieure, une forêt où il y a quelque part un oiseau qui voyage à travers les pages et qui va raconter une histoire. Il faut attraper cet oiseau-là. C’est aussi une invitation à voyager dans l’imaginaire car les phénomènes racontés se déroulent dans la tête du poète. D’où « Lire », qui est le titre du premier poème du recueil. Ce n’est pas un titre anodin. Dans la postface de Presque-songes qui vient d’être réédité par les éditions Project’îles, vous racontez comment dans les années 1980, vous avez découvert la poésie de Rabéarivelo. Dans quelles circonstances avez-vous découvert cette poésie et dans quel sens cette découverte a été déterminante pour la carrière d’écrivain que vous embraserez quelques années plus tard ? J’avais 12 ans quand j’ai découvert la poésie de Rabéarivelo. À l’époque, je ne pensais pas que j’allais faire une carrière littéraire parce que j’étais encore trop jeune. Mais entre les jeunes dans mon adolescence, on se parlait en devinettes. On demandait aux copains sais-tu quel est ce lac qui n’a pas de fonds ? La réponse, c’était « le ciel ». Voici le genre d’images et de jeux qu’on trouve dans les poèmes de Rabéarivelo. En découvrant ses poèmes imagés, je me suis dit que « ah ! c’est donc ça la poésie ». J’ai compris très tôt qu’il fallait chercher la poésie dans le langage. Cette découverte m’a détaché de l’idée comme quoi la poésie tombe du ciel. Comment dit-on presque-songes en malgache ? On dit « sari-nofy ». Ça signifie quoi ? Presque-songes. En fait, « Sari-nofy » veut dire : « ça a failli être un songe ». Cela sonne un peu étrange en français. C’est plutôt l’inverse dans la logique française. En français, on dirait plutôt ça a failli être vrai. Le « Sari-nofy » est à la fois le rêve et le message des ancêtres. Les ancêtres nous viennent par le songe. Nous aussi, on va être des songes plus tard parce que nous serons ancêtres à notre tour. On ne sera plus dans le réel, on sera dans le songe des vivants. Le recueil Presque-songes paraît en 1934 du vivant du poète. Il est composé d’une trentaine de poèmes. Quels sont les principaux thèmes ? Il y en a beaucoup. La beauté des hautes terres malgaches, l’exubérance de la nature, la naissance du jour, mais aussi les secrets que les voix silencieuses nous amènent. Les voix silencieuses sont celles des ancêtres. Rabéarivelo ne parle pas directement de la colonisation, mais il parle de la perte de notre culture, de nos idées. Le poète raconte comment il remédie à cette perte-là. En creusant, en creusant, en creusant dans la culture malgache. C’est ce qu’il fait justement en entreprenant d’écrire dans les deux langues, en malgache et en français. Ce n’est pas de la traduction… Ce n’est pas du tout de la traduction. Rabéarivelo comme d’autres poètes des années 1930 n’ont pas abandonné la pratique de la langue malgache malgré le fait que le pouvoir colonial français avait interdit qu’on parle le malgache. Ses premiers poèmes, Rabéarivelo les a écrits en malgache, avant de les traduire lui-même en français. Mais dans son recueil Presque-songes et un autre qui s’appelle Traduit de la nuit, la tactique change, ce qui est confirmé par les brouillons manuscrits. On ne sait plus quelle est la langue de départ et quelle est la langue d’arrivée du poète. En fait, il n’y en a pas car on assiste à une création spontanée dans les deux langues. On a parlé aussi d’une « exploration bilingue de l’imaginaire » qui aboutit à une fusion des deux langues, des deux imaginaires. La qualité littéraire dans les deux versions est absolument extraordinaire. Ce bilinguisme sans hiérarchie est devenu la marque de fabrique de l’œuvre poétique de Rabéarivelo. Est-ce qu’on peut qualifier « cette exploration bilingue des imaginaires » de métissage ? Je ne sais pas comment répondre à votre question. Je suis tenté de vous dire que le métissage ne m’intéresse pas forcément. En fait, je me méfie de ce terme parce qu’il y a beaucoup de complaisance, beaucoup de facilité dans le fait de s’affirmer métis ou qu’on appartient aux deux cultures. Ce n’est pas parce que vous avez deux origines biologiques différentes que vous êtes obligatoirement métis. Le bilinguisme de Rabéarivelo est fondé sur des lectures, des affinités cultivées tout au long de sa vie. Il avait acquis une connaissance approfondie des deux langues, des deux cultures, de la culture malgache bien sûr, mais aussi de la culture occidentale, comme ses correspondances avec les grands écrivains et penseurs européens en témoignent. Si vous n'explorez pas les deux cultures, les deux origines que vous revendiquez, si vous ne vous investissez pas dans ce travail qui relève de l’imaginaire et du civilisationnel, vous ne pouvez pas être métis. Les identités, tout comme les affections, ça se travaille. Presque-songes, par Jean-Joseph Rabearivelo. Réédité par les éditions Project’iles (2025), 115 pages, 14 euros.
En attendant la parution cet automne d’un nouveau roman de l’Haïtienne Yanick Lahens, son éditrice parisienne réédite Dans la maison du père, le tout premier roman qui a fait connaître cette auteure talentueuse. Paru en 2000, ce bouleversant récit d’apprentissage, dont l’action se déroule dans le quartier bourgeois de Port-au-Prince, n’a pas vieilli d’un iota. Son portrait incandescent d’une jeune adolescente se réveillant aux promesses du monde qui l’entoure, sur fond de ressentiments familiaux et de drames sociaux, fait écho aux convulsions meurtrières que connaît l’île caribéenne, abandonnée par son élite corrompue et une communauté internationale résignée aux dérives des nations qui tardent à s’inscrire dans la logique du capital et du gain.  À 70 ans passés, Yanick Lahens est la grande dame des lettres haïtiennes. Traduite en nombreuses langues, elle est l’auteure de six romans et d’un septième qui est en attente de publication à la rentrée littéraire de septembre. En 2014, elle s’est vu décerner le prix Fémina pour son roman Bain de lune. Elle a aussi été titulaire de la prestigieuse chaire des Mondes francophones au Collège de France à Paris, où tout au long de l’année 2019, elle a assuré un séminaire littéraire passionnant consacré à la thématique « Urgences d’écrire, rêves d’habiter », mêlant littérature et histoire d’Haïti. On pourrait qualifier Dans la maison du père qui vient d’être réédité cette année de «bildungsroman », un roman d’apprentissage, lumineux et intense. Il raconte le récit d’entrée dans l’âge adulte d’une jeune fille en fleurs, sur fond d’événement majeur qui ont jalonné l’histoire haïtienne du XXème siècle : le retrait des Marines américains en 1934 après deux décennies d’occupation de la « terre des hautes montagnes », la dictature des Duvalier pendant la Guerre froide, mais aussi les passages d’André Breton et d’Aimé Césaire dans l’île durant la Seconde Guerre mondiale. « 21 août 1934. (…) Une joie nue dansait dans la ville. La veille, au moment de m’endormir, mon père m’avait prévenue : "Demain tu vas vivre une journée que tu ne devras jamais oublier." - Pourquoi ? lui avais-je demandé. - Les Américains vont quitter le sol haïtien. Notre drapeau flottera à nouveau seul. Regarde et souviens-toi. Ce que tu verras demain, tu pourras le raconter à tes petits-enfants. » Ce passage, situé dans les premières pages, donne le ton du roman. Nous sommes ici entre l’histoire et l’avenir, le rêve et l’épaisseur du réel, le déroulement solennel de l’actualité et l’impatience de l’attente. À écouterYanick Lahens, la romancière haïtienne Une œuvre, entre ancrage et fuite « Je suis tard venue à l’écriture. Cela m’a protégée de vouloir me prendre pour Dostoïevski », aime rappeler Yanick Lahens. Elle est quasiment cinquantenaire quand elle publie Dans la maison du père. Toute son œuvre est nourrie par une vie pleinement vécue, entre exil et enracinement au pays natal, sur les hauteurs bourgeoises de Port-au-Prince, où est campée l’intrigue de son premier roman. L’entrée dans la carrière fictionnelle de cette auteure talentueuse a été préparée par une longue et riche réflexion sur la place de la littérature et de la culture dans son pays, comme en atteste l’essai remarquable qu’elle a publié dans les années 1990, intitulé L’Exil : Entre l’ancrage et la fuite, l’écrivain haïtien. Elle a aussi publié dans la foulée deux recueils de nouvelles où se déploient les thèmes et les névroses qu’elle développera plus tard dans ses romans. Elle reconnaît avoir aimé explorer le format à souffle court de la nouvelle. « J’ai essayé la nouvelle. C’est une esthétique du temps court. Il y a des contraintes. Mais c’est aussi un plaisir de le faire parce qu’écrire, c’est à la fois une souffrance, mais aussi un plaisir immense de jouer avec les mots pour pouvoir traduire le ressenti, les interrogations, la complexité. » Dans La Maison du père, caractérisé par son écriture maîtrisée, sophistiquée et déchirante, on retrouve tout cela, le ressenti, les interrogations, la complexité de la vie. Puisant son matériau dans son propre vécu, Yanick Lahens a écrit le récit d’éclosion d’une adolescente aux complexités de la vie, aux passions et aux émotions. À lire aussiLa romancière haïtienne Yanick Lahens Solaire et patriarcal En révolte contre un père solaire et patriarcal, la jeune Alice Bienaimé refuse de se contenter du modèle de fille rangée que l’on l’invite à devenir. À l’écoute des bruits et des fureurs qui habitent la société haïtienne, elle cherche à se libérer en sortant des sentiers battus et étroitement bourgeois. Elle cherche ses modèles dans la culture populaire et tente de se libérer à travers les danses ancestrales interdites par la société bien-pensante. La danse dans ces pages, selon l’auteure, est la métaphore d’une démarche transgressive et ô combien libératrice pour le personnage central. Elle n’oublie pas pour autant, comme elle l’explique, « la danse haïtienne traditionnelle était très mal vue dans la petite bourgeoisie. La danse est importante dans nos sociétés parce que c’est une reprise en mains d’un pouvoir sur le corps qui était interdit sous l’esclavage. Quand on est en esclavage, on a un corps prisonnier, un corps violenté et la danse est la reprise en main de ce corps-là. » La jeune Alice s’emploie à faire tomber les barrières, barrières sociales, psychiques et culturelles, en se rapprochant de sa nourrice Man Bo qui lui raconte les légendes de leur île. Dans les cours de danse, elle s’initie au culte vaudou et tombe amoureuse d’un certain Edgard, issu des quartiers grouillants de la ville. Leur rencontre, écrit la romancière, « assouvit toutes (ses) faims naissantes ». Faire tomber les barrières est le principal thème de ce premier roman magnétique, servi par la plume acérée et puissante d’une auteure dont le talent est à la hauteur de la littérature haïtienne bicentenaire, qui a donné quelques-uns des grands noms des lettres francophones. « L’écriture nous a fait naître en tant que peuple », soutient l’Haïtienne Yanick Lahens. À réécouter1. Yanick Lahens ►Dans la maison du père, par Yanick Lahens. Editions Sabine Wespieser, 2015, 2025 (Le Serpent à Plumes, 2000),190 pages, 18 euros.   
Cette année, pour la première fois, la Namibie commémore officiellement le massacre de ses populations, sous la colonisation allemande. C’était l’Holocauste avant l’Holocauste, c’est ainsi que les historiens qualifient le génocide des Herero et des Nama, survenu il y a 120 ans. La littérature africaine s’est aussi emparée de cette histoire terrifiante de brutalités et de domination, comme en témoigne Au-delà du silence du Sud-Africain André Brink. Un livre-réquisitoire doublé d’un récit féministe. Windhoek, la capitale de la Namibie : le 28 mai 2025, à l’initiative de sa présidente Netumbo Nandi-Ndaitwah, la population namibienne s’est recueillie devant la mémoire de leurs ancêtres tués pendant la terrible campagne d’extermination qui s’est déroulée dans ce pays, il y a 120 ans, sous la colonisation allemande. La présidente a ensuite rejoint ses compatriotes dans une veillée aux chandelles à travers les rues de la capitale.  C’est la première fois que cette nation de l’Afrique australe commémorait officiellement cette page traumatique de son histoire coloniale. Le crime, perpétré entre 1904 et 1907 et qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts, est aujourd’hui considérée comme le premier génocide du XXème siècle. C’était, dit-on, l’Holocauste avant l’Holocauste. En 2021, l’Allemagne a officiellement reconnu sa responsabilité dans ce crime contre l’humanité et a demandé pardon par la voix de son ministre des Affaires étrangères de l’époque. « C’était un vrai massacre, raconte Georges Lory, spécialiste de l'Afrique australe. Pour les Herero qui ne sont pas majoritaires au sein de la population namibienne, ils doivent faire à peu près 10 % de la population, c’était très important. Les Nama étaient moins nombreux, mais c’est important que cela soit rappelé et souligné que cette colonisation s’est faite dans la douleur. Les Herero, qui étaient environ 80 000 personnes en 1904, ils ont été réduits à 15 000 personnes quatre ans après. Dans les années 2000, les descendants des Herero me disaient encore toute la souffrance que cet épisode dramatique leur inflige. En 2021, l’Allemagne a reconnu les exactions commises en Namibie un siècle plus tôt sous la colonisation allemande. La Namibie a instauré le 28 mai, jour du génocide. Cette année, cela a été la première fois qu’on a rappelé ce souvenir. » À lire aussiLa présidence de Namibie fait du 28 mai un Jour de souvenir national du génocide des Herero et Nama La Conférence de Berlin Tout a commencé en 1885, à la Conférence de Berlin où les puissances européennes se sont partagé le continent africain comme un vulgaire gâteau d’anniversaire. Entrée tardivement dans la danse, l’Allemagne est devenue une puissance coloniale en s’arrogeant la tutelle de l’actuelle Namibie, dans le sud-ouest de l’Afrique. Le premier gouverneur du territoire était un certain Heinrich Göring, père d'Hermann qui allait ensuite briller pendant les années fatidiques de la Seconde Guerre mondiale en tant que l’un des principaux leaders de l’Allemagne nazie. Quant au père Göring, lorsque la population se révolte, chassé de ses terres convoitées par les colons allemands, il fait venir un corps expéditionnaire pour mater la révolte. La répression sera brutale. Les militaires allemands, placés sous le commandement d’un certain Lothar von Trotha, connu pour sa cruauté, tirent sur les Africains désarmés à coups de canon, exécutent les survivants, empoisonnent les puits d’eau. Selon les historiens qui se sont penchés sur le sujet, l’objectif était d’exterminer la population. À lire aussiAndré Brink : «Le romancier est toujours déçu par le réel» Hanna X, l’orpheline devenue figure de révolte À son tour, la littérature s’est emparée du sujet. L’un des plus beaux romans consacrés à l’extermination des Herero et des Nama, on le doit au sud-africain André Brink, connu pour ses romans dénonçant l’apartheid dans son pays. Fasciné par l’histoire des violences qui ont ensanglanté l’Afrique australe, Brink raconte dans Au-delà du silence, la tragédie de l’histoire namibienne. Il ne s’agit pas pour autant d’un récit historique, mais d’un récit de fiction qui, sur fond de la tragédie collective, raconte la quête identitaire d’une jeune orpheline allemande, débarquée en Afrique dans l’espoir d’y réaliser ses rêves de liberté. Le romancier s’était inspiré des documents d’archives, où s’accumulent des témoignages des femmes arrivées d’Allemagne pour fournir aux colons allemands une épouse, et parfois simplement de la chair fraiche. André Brink écrit : « C’est ce nom qui, d’abord, a attiré mon attention. Hanna X. […] Hanna X. Ville d’origine, Brême. Voilà toute l’information qui était consignée là, rien d’autre. […] De ce Brême, de ce son, du souvenir de ces musiciens rejetés, surgit Hanna X. Une vie jalonnée par ses multiples morts. La première dut survenir avant qu’elle soit déposée, plus morte que vive, sur le seuil des Petits Enfants de Jésus, sur la Hutfilterstrasse. Elle mourut ensuite, deux fois, pendant ses années d’orphelinat. Une fois encore (nous en avons la trace) à bord du Hans Woermann qui voguait sur des mers plus foncées que la lie, partant de Hamsbourg, dépassant Madère, Tenerife et Grand Bassa, le long de la côte ouest de l’Afrique. Et puis naturellement, maintes fois, dans le Sud-Ouest africain, aujourd’hui la Namibie. Chacune de ces morts était une mue, un nouveau départ, comme un cycle menstruel. Mi-deuil, mi-célébration. La vie continue, hein ? » À lire aussiAndré Brink: «Je suis né sur un banc du Luxembourg»   À mi-chemin entre Antigone et Jeanne d'Arc Protagoniste d’Au-delà du silence, Hannah a réellement existé parce que l’auteur a retrouvé son nom dans les archives coloniales. Mais contrairement aux autres femmes allemandes débarquées en Namibie à l’époque, il lui manquait un patronyme clair. D’où le X de l’anonymat adjoint à son prénom. Mais c’est surtout l’imagination du romancier qui est convoquée ici pour combler les lacunes dans les archives bureaucratiques, faisant de l’orpheline traumatisée une figure de révolte féminine et populaire, inspirante et inoubliable. Cela donne un personnage à mi-chemin entre Antigone et Jeanne d’Arc qu'Hanna X admire. « Hanna X est orpheline. Brink a imaginé toute l’enfance d’Hanna X à Brême où elle est accueillie par des familles plus ou moins antipathiques dans le nord de l’Allemagne. Elle succombe aux charmes des recruteurs qui signifient qu’on peut aller faire fortune en Namibie. Au cours des voyages qui l’amènent à la capitale Windhoek, à l’intérieur des terres, elle est violemment agressée par un officier allemand qui lui coupe la langue notamment. Elle est défigurée et de ce fait ne peut pas trouver de mari. Toute sa quête sera ensuite de se venger de cet officier allemand. Ça se passe après les massacres de 1904. Et il y a la partie, je dirais épique du récit, qui raconte comment une femme qui est reléguée au Frauenstein, se rebelle et agrège autour d’elle des auteurs guerriers. Nama et les Hereros constituent une petite bande qui va prendre sa revanche sur l’Histoire », raconte Georges Lory. Au-delà du silence fait parler les silences de l’Histoire. Son principal mérite est peut-être d’avoir su arracher aux ténèbres les pages oubliées du passé qui, à leur tour, nous aident à déchiffrer le tremblement de l’Histoire immédiate, à Gaza et ailleurs. À lire aussi«Une Saison blanche et sèche», par André Brink Au-delà du silence, par André Brink. Traduction de Bernard Turle. Stock 476 pages, 22 euros.
Décédé il y a trente ans, au cours de l’été 1995, le Congolais Sony Labou Tansi a été l’un des écrivains les plus novateurs de la littérature africaine contemporaine. Révélé dans les années 1970, grâce à un concours de théâtre organisé par RFI, le Congolais a été un auteur protéiforme, excellant aussi bien dans le théâtre, la poésie que dans le roman. Avec six romans à son actif dont l’inventivité verbale commence dès le titre, La Vie et demie, L’État honteux ou encore Les sept solitudes de Lorsa Lopez, l’écrivain a révolutionné l’écriture romanesque en rompant définitivement avec le social-réalisme qui a longtemps dominé la fiction africaine. La Vie et demie, son premier roman devenu un classique francophone, puise son inspiration dans le « réalisme merveilleux » latino-américain. « C’était l’année où Chaïdana avait eu quinze ans. Mais le temps. Le temps est par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout. Complètement par terre. C’était au temps où la terre était encore ronde, où la mer était la mer – où la forêt… Non ! la forêt ne compte pas, maintenant que le ciment armé habite les cervelles ». Nous sommes ici au cœur des ténèbres, dès les premières pages. C’est la fin du monde, du monde connu. Les continents sont entrés en collision. L’apocalypse now, hier, demain. … Ainsi commence La vie et demie de Sony Labou Tansi, l’un des romans-phares de la littérature africaine moderne. Paru en 1979, le volume annonce l’entrée en scène d’une nouvelle génération d’écrivains africains, qui quittent les bords de la Seine et de la Loire pour aller puiser leur inspiration dans la littérature mondiale, notamment dans la littérature latino-américaine. Cruel et drolatique À la fois cruel et drolatique, ce premier roman sous la plume d’un Congolais peu connu à l’époque se veut une satire féroce de l’Afrique des régimes dictatoriaux. Le contexte politique congolais dont s’inspire Sony Labou Tansi, se caractérise par la logorrhée verbale marxisante de son élite, appelant à la révolution, afin de mieux piller les richesses du pays. Pour raconter ces hypocrisies, l’auteur congolais privilégie le ludique, le parodique et le baroque, arrachant la fiction africaine à son ancrage sociale et auto-célébrationnel, pour l’inscrire fermement dans le réalisme critique. La Vie et demie, dépouillée de toute intention didactique s’inscrit dans cette mouvance.  Toute l’œuvre de Sony Labou Tansi se caractérise par une tension constante entre révolte et quête, entre une pluralité d’imaginaires, entre langues, notamment le lingala qui est la langue maternelle de l’auteur et le français qu’il apprend à l’adolescence, comme le raconte l’universitaire et la réalisatrice d’un film sur l’écrivain, Julie Peghini. « Sony Labou Tansi est né en 1947 dans l’ex-Congo belge. Il était scolarisé en langues, en kikongo et en lingala. Et puis très rapidement, on lui a fait passer le fleuve et il aimait dire qu’il avait un fleuve entre les jambes, il n’y avait pas de frontière pour lui et il est parti de l’autre côté du fleuve. Donc au Congo-Brazzaville où il est parti pour être scolarisé en français. Il a écrit très tôt dès les années de collège. D’abord de la poésie, puis il s’est mis à écrire des romans. Il a aussi créé en même temps sa troupe de théâtre, le Rocado Zulu Théâtre, avec laquelle il est parti beaucoup aux Francophonies de Limoges, mais aussi dans beaucoup d’autres pays d’Europe ». C’est la publication en 1979 de La vie et demie qui a lancé la carrière de Sony Labou Tansi. Difficile de résumer ce roman, car sa narration sophistiquée et complexe procède par successions d’images caricaturales et insoutenables, privilégiant le visuel et l’esthétique, aux dépens du narratif. Orgies sexuelles, exécutions sommaires, supplices, banquets carnavalesques se suivent et se ressemblent dans ces pages qui n’hésitent pas à convoquer les morts qui viennent donner un coup de main aux vivants. Bienvenue à Katalamanasie Le roman s’ouvre sur une scène de banquet organisé par le chef de l’État pour fêter sa victoire sur Martial, le chef de l’opposition. La mise à mort barbare de l'opposant se déroule sous les yeux de sa femme et de ses enfants. Ces derniers se retrouvent ensuite au banquet anthropophagique où on les oblige à manger le corps de leur parent, réduit littéralement en chair à pâté et en daube. Nous sommes en Katamalanasie, pays imaginaire d’Afrique, sur lequel règnent des générations de « guides providentiels » dont les méfaits se reproduisent à l’identique en une sorte de cercle vicieux, infernal et répétitif. Victime principale de la terreur que fait régner cette dynastie des dictateurs sanguinaires à la tête de leur pays, la population s’épuise et désespère. L’espoir va renaître, avec le retour du spectre du défunt Martial revenu hanter les « guides providentiels ». Dans les œuvres de Sony Labou Tansi où le réel côtoie le fantastique, les morts n’y meurent jamais tout à fait. Ainsi dans le fantôme de l’opposant assassiné imprime sur le visage des tyrans une marque noire, les condamnant à l’impuissance et à la folie. Parallèlement, la fille de Martial, l’unique rescapée de la famille du traître, prend la tête de la rébellion contre la dictature. Habitée par l’esprit de son père, la belle Chaïdana se vengera des méfaits du régime, éliminant au cours des ébats amoureux les membres les plus influents de la dictature katamalanasienne. Devenue une véritable machine à tuer, elle entraîne le lecteur dans un labyrinthe d’intrigues, conduisant son peuple à travers sa lointaine descendance vers la victoire finale. « Sony Labou Tansi a lutté contre la mort de la vie, explique Julie Peghini. C’est pour ça qu’il écrivait. C’est un écrivain universel qui a été malencontreusement, je crois, dans tous les malentendus postcoloniaux, qualifié d’écrivain des dictatures, mais c’étaient pas les dictatures qu’il nommait seulement. Ce n’étaient pas les dictatures qu’il nommait seulement. Loin de là. C’était vraiment la honte d’être humain, il parlait de l’état honteux. En ce sens-là, nommer la honte, c’est une fonction universelle de l’écrivain ». Résonances shakespeariennes La Vie et demie raconte « les névroses d’une société bloquée », rappelle le critique auteur Boniface Mongo-Mboussa. Les modèles de Sony Labou Tansi ne sont ni Balzac ni Zola, mais plutôt la fantaisie débridée et loufoque à la Gabriel Garcia Marquez, ce qui est sans doute plus adaptée pour dire les dysfonctionnements de l’Afrique des dictatures et des guerres civiles qu’incarne la république imaginaire de Katalamanasie. C’est aussi un livre très littéraire, riche en résonances shakespeariennes – pensez à Macbeth assailli par les fantômes sanglants de ses victimes. L’héroïne du roman, Chaïdana, partageant la couche du Guide providentiel dont dépend sa vie, n’est pas sans rappeler le destin de Schéhérazade dans Mille et une nuits. Bref, malgré les ténèbres qui encombrent ses pages. Longtemps après avoir refermé le volume, le lecteur ne garde en tête que l’inventivité jouissive de son auteur qui prophétisait qu’« un jour, la terre et le ciel se recoudront ».   La Vie et demie, par Sony Labou Tansi. Éditions du Seuil, 1979 (disponible en édition poche)
À l’occasion du Salon africain du livre de Paris, les éditions mauriciennes L’Atelier des nomades ont réédité leur Manifeste pour la lecture, qui réunit 16 auteurs francophones d’Afrique et de l’océan Indien pour célébrer la lecture et la littérature. Le volume rassemble témoignages, récits, portraits et poèmes. Ces 16 textes disent haut et fort que les livres ne sont pas des objets inertes, mais des présences, nos compagnons de vie.  Rediffusion du 20 avril 2025. À quoi sert la lecture ? Comment les livres nous font grandir, en nous arrachant à notre morne et répétitif quotidien ? Telles sont quelques-unes des questions qui traversent le Manifeste, un bref volume d’une centaine de pages que l’on lira d’une seule traite. Corinne Fleury revient sur la genèse du projet : « Le projet était réellement d’offrir des témoignages et des récits d’auteurs de la francophonie pour raconter comment est-ce qu’ils sont venus à la lecture. En fait, en plus d’être éditrice, je suis aussi organisatrice d’un festival du livre jeunesse qui se déroule tous les deux ans à Maurice. Dans ce cadre-là, je rencontre de nombreux lecteurs, enseignants et médiateurs du livre. Et, à chaque fois, il y a un peu ce sentiment que la lecture n’est peut-être pas suffisamment démocratisée dans le sens où la lecture est cantonnée aux écoles dans un cadre strictement scolaire et pédagogique, alors que le livre nous accompagne tout au long de la vie. Qui d’autres que les écrivains pour parler des mille vertus des livres ?  Voilà, le projet du manifeste, c’est vraiment parti de ce constat-là. » On aura compris, promouvoir, démocratiser la lecture, telle est l’ambition de ce manifeste qui se propose de sortir le livre du cadre scolaire et pédagogique. Les livres sont des « compagnons de notre voyage de vie », proclament les auteurs réunis dans ce volume. La déchirure L’ouvrage s’ouvre sur un témoignage poignant par la Mauricienne Ananda Devi. Il s’agit d’un récit de cinq à six pages où elle revient sur ses toutes premières lectures, dont Les Aventures de Pinocchio. À mi-chemin entre album et titre de la collection rose, ce livre était devenu le livre de chevet de la petite fille de trois ans qu’elle était alors, se souvient la romancière. « Je l’aimais d’amour », écrit-elle, ajoutant qu’elle ne s’en séparait jamais. Alors, quand a fallu s’en séparer, la déchirure l'a marquée à un point où, à 60 ans passés, la Mauricienne s'en souvient encore comme si c’était hier. « Un grand ciel violet s’étire au-dessus d’un bateau. La mer est houleuse, toute noire. Sur le quai, je tiens la main de ma mère. D’une voix grêle, j’appelle, j’appelle encore ; ma voix est vite emportée par le vent. Et, là-bas, un petit garçon s’éloigne avec un livre, mon livre : il va embarquer sur ce bateau. […] Le bateau quitte le quai pour la Réunion. La nuit les emporte. Une nuit bleue, traversée de nuages. Je rentre à la maison, inconsolable. » Ainsi commence « La robe rouge », la nouvelle d’Ananda Devi dans Le Manifeste, qui est sans doute l’un des moments les plus délicieux et émouvants de ce recueil. L’ouvrage comporte en tout 16 textes, qui se signalent à l’attention par leur variété de sensibilités et de genres. En prose, en poésie et en prose poétique, ils illustrent avec beaucoup de talent et d’originalité la thèse centrale du livre : la lecture est un antidote contre l’ennui et la solitude. Comme le rappelle par exemple la romancière ivoirienne Véronique Tadjo dans son texte en vers : « Si tu aimes les livres/ Si tu les acceptes dans ta vie/Tu ne t’ennuieras jamais/La solitude s’en ira à petits pas », écrit l’auteure de La Reine Pokou et autres romans qui font le bonheur des lecteurs de littérature africaine. Sur la route d’Ankétrabé Difficile de ne pas évoquer les pages inoubliables que consacre l’écrivain Franco-mahorais Nassuf Djailani à l’importance du livre et de la lecture dans sa vie. Son texte se présente sous forme de Lettre adressée « à l’élève au fond de la classe qui avait des mots plein le ventre et qui a du mal à les sortir sans que son élan soit empêché par une espèce de timidité ». Ce texte est bien sûr un autoportrait. À travers le dialogue qui s’instaure dans ces pages avec l’élève destinataire de sa missive, Nassuf Djailani retrace son propre parcours au milieu des contingences de la dure condition coloniale de son île natale mahoraise, avec pour seuls alliés les livres et leurs mots constitutifs qui ont représenté, comme l’écrit l’auteur, « des êtres fondamentaux dans mes choix futurs ».  Pour Djailani, « les mots sont des vaisseaux qui prolongent la rencontre. Une maison où il ne fait jamais silence. J’ai marché longtemps au milieu de la forêt des mots pour la comprendre, l’éprouver, l’expérimenter, m’en satisfaire ». Son récit conduit l’auteur à Mayotte où il a grandi. Il parle du « sacré des mots » dont la quête le conduisait tous les matins de « la vallée de l’Andriagna où habitait (sa) mère pour grimper à pied tout l’intérieur du bois qui relie la partie basse du village au quartier Ankétrabé sur les hauteurs ». C’est sur ces hauteurs que se trouvait son collège où la confrontation quotidienne avec les mots, les livres, le savoir, lui a permis d’échapper à sa propre timidité, à ses propres enfermements, se souvient l’écrivain. « Et c'est ça que j'ai voulu raconter aussi, parce que, explique l’auteur de Daïra pour la mer. Cet enfant existe, cet élève du fond de la classe, il y en a tellement et c'est un peu en fraternité avec lui ou avec elle que j'ai écrit cette petite nouvelle pour lui dire : "Tu n'es pas seul en fait, Il suffit que tu ouvres un livre, que tu lises une phrase et tu pars. Et tu n'es pas tout seul parce qu'il y a des êtres de papier, il y a des personnages qui peuvent être des frères et qui peuvent te parler de toi, de ta condition". Et on se sent moins seul en fait, quelque part. »  Antidote contre la solitude, le livre demeure un formidable vecteur du savoir en ce temps des iPhone et de Facebook. Ainsi parlent les Ananda Devi, les Véronique Tadjo, les Blaise Ndala, les Jennifer Richard, les Gaël Octavia, les Nassuf Djailani et les autres. Le monde serait indéchiffrable sans les livres, car les livres savent ce que nous ne savons pas encore : telle est sans doute la leçon de ce lumineux Manifeste pour la lecture. Manifeste pour la lecture, collectif. Atelier des nomades, 94 pages, 5 euros.
Née à Madagascar, d’origine indienne, Shaïne Cassim vit en France depuis l’âge de sept ans. Ecrivaine pour la jeunesse, éditrice, elle revient à la charge avec Sunday Morning, un roman très littéraire, où il est question de l’emprise sectaire, de quête de liberté et des poèmes d’Emily Dickinson. « Je m’appelle Rosie Lane, je suis forte et je vais foutre le camp d’ici. Ce sont précisément ces mots qui me viennent quand la badine tombe sur mes épaules dénudées, mon dos. Si je les pense très fort, je ne les prononce pas à haute voix. « Repens-toi, Rosie Lane », dit l’Ordonnateur de la Gracieuse Congrégation des Pauvres Pécheurs. Au deuxième coup, un gémissement s’échappe d’entre mes du très beau roman de lèvres, et je pense : Rosie Lane, ne cède pas aussi vite, ton exploit est que tu ne cries qu’à la quatrième fois. Les yeux mi-clos, j’observe sa silhouette très maigre, très nerveuse. Son visage osseux, creusé par deux orbites où des pupilles sombres luisent de haine. J’essaie de garder ma terreur pour moi, il ne faut surtout pas qu’ils sachent ma peur. « Rosie Lane, reprend Ambriel, tu as de nouveau écouté cette musique qui est pourtant répertoriée dans le Registre des Interdits. Le châtiment s’abattra tant que tu n’auras pas demandé pardon. La pochette du disque honni apparaît sous mes paupières. D’une voix qui semble sortir de la tombe de quelqu’un qu’on enterre vif et qui n’a pas envie de mourir, je chante dans ma tête I had a  dream, Joe. » Ainsi parle Rosie Lane, l’héroïne principale de Sunday Morning, le très beau roman de la Franco-Malgache Shaïne Cassim, paru récemment aux éditions de l’Olivier. L'extrait cité ci-dessus témoigne de l’écriture exaltée de Cassim, portée par le souffle poétique et les échos d’un univers intérieur sensible et vibrant.   Auteure de littérature pour la jeunesse et éditrice, Shaïne Cassim livre avec ce nouvel opus un récit de grande maturité, un Bildungsroman au féminin, bouleversant de sincérité et d’interrogations. Le roman brosse le portrait d’une adolescente animée par sa quête éperdue de liberté. Il y a du Bonjour Tristesse, quelque chose de Et Dieu créa la femme, mais surtout des résonances du monologue de Molly Bloom dans Ulysse de Joyce, ainsi que des références à la poésie d’Emily Brontë et de l’Américaine Emily Dickinson. Les citations de poésies et de chansons qui jalonnent ce roman sont autant de clefs d’entrée dans la vie tourmentée des personnages de Cassim : garçons et filles, cheminant sur la route rocailleuse de la vie. Sunday Morning se lit comme un émouvant hommage à la littérature anglaise post-romantique et moderne dont l’auteure s’est beaucoup nourrie.  « Je suis née à Madagascar, mais je suis d’origine indienne sans avoir jamais mis les pieds en Inde, raconte Cassim. Lorsque nous sommes arrivés en France, j’avais huit ans. Je savais très bien que même ayant la nationalité française, que je n’étais pas française. Du coup, j’ai décidé de devenir anglaise, c’est-à-dire que je me suis trouvé moi-même une patrie d'adoption qui ne m'était imposée ni par mes origines, ni par mon lieu de naissance, ni par le pays où je vivais en exil. j’ai une patrie d’adoption. Je ne sais pas de quelle façon ça a pu jouer inconsciemment, mais les premières lectures marquantes pour moi sont celles d’auteurs anglais qui sont très vives dans mon esprit. Et c’est comme ça aussi que j’ai pu me constituer une patrie intérieure où je peux vivre dans la langue que j'ai choisie, en l'occurrence l'anglais. Du coup, dès que j’entends parler anglais, je me sens chez moi en fait. » Une adolescente pas comme les autres Il ne faut donc pas s’étonner de voir Shaïne Cassim camper l’intrigue de son récit dans l’Angleterre contemporaine, avec pour cadre son paysage entre océans et succession de plaines et collines. Le roman raconte les errances de la jeunesse, aux prises avec les incertitudes de leur vie sentimentale et sexuelle. Or, Rosie Lane, figure centrale de ces pages, n’est pas une adolescente comme les autres. Sa situation est autrement plus dramatique, aux enjeux existentiels. Rebelle dans l’âme, Rosie veut s’affranchir de l’emprise de la « Gracieuse Congrégation des Pauvres Pécheurs », secte religieuse au sein de laquelle elle a grandi et dont elle ne supporte plus la tyrannie morale et physique. Elle rêve de s’enfuir pour aller vivre sa vie dans le vaste monde. Sa survie en dépend, comme le rappelle l'auteure. « Pour Rosie, c’est comme si c’était une musique qui sonnait faux. Je pense que c’est son instinct, c’est son ventre en fait, c’est son cœur qui lui disent que quelque chose sonne faux dans ce qu’on lui demande de croire, et quelque chose sonne encore plus faux dans ce qu’on lui demande de croire. Donc, à partir de là, c’est l’histoire d’une émancipation qui est dictée par le cœur. Et je pense que c’est pour ça que c’est si difficile pour elle lorsqu’elle s’en va de cette communauté. C’est que tout à coup, il n’y a plus de repères. C’est un chemin qui est très complexe, très ardu, qui nécessite des allers-retours. Elle s’engage dans une aventure qui ne va pas de soi. » Nostalgie L’aventure ne va pas de soi car Rosie n’a pas les codes sexuels, relationnels et moraux de ce « Grand Extérieur » où elle se retrouve désormais, loin de « l’Ici-Bas », son village natal, au bord de la mer d’Irlande. Elle espère trouver l’apaisement dans les bras des hommes dont elle croise le chemin, mais qui ne parviennent pas à effacer le souvenir irrépressible de Gabriel, son premier amour, demeuré à Ici-Bas. Il ne lui reste alors qu’à s’étourdir en plongeant dans la poésie et la musique qui l’accompagnent depuis ses années d’adolescence. Mais cela suffira-t-il pour endiguer la mélancolie et le désespoir qui s’emparent d’elle parfois ? Rien n’est moins sûr. Sunday Morning frappe par sa fraîcheur, sa justesse, son ambiance mélancolique de fin du monde et de quête inassouvie. La force de ce roman vient aussi de sa part autobiographique, retravaillée par la fiction et l'imagination, comme le rappelle l'auteure de Sunday Morning: "Il y a un mélange du réel et du fictionnel dans ce roman. Je sais depuis longtemps que pour toucher le réel dans son épaisseur du vivant, il faut passer par la fiction. D'ailleurs, moi, ça ne m'intéresse pas de raconter mon histoire ou de témoigner de ma vie. Ce qui m'intéresse, c'est de raconter une histoire qui est en prise avec les questions de libre arbitre, de communauté. Que devient le corps d'une femme dans une société où les interdits font la loi ? Qu'est-ce que le sentiment de culpabilité peut créer chez une jeune fille ? Et qu'est-ce qui peut être abîmé à la fois dans la parole et dans le corps dans le cadre d'une relation aux autres ? C'est pour répondre à ces questions que j'ai écrit ce roman, pas pour témoigner des drames de ma vie."   Shaïne Cassim. Amis lecteurs, retenez ce nom. Vous en entendrez parler. Sunday Morning, par Shaïne Cassim. Editions de l’Olivier, 240 pages, 21 euros.  
Tué à 35 ans, sur le front de la guerre du Biafra qui a déchiré le Nigeria postcolonial, le poète Christopher Okigbo fait partie, avec Chinua Achebe et Wole Soyinka, des grands fondateurs de la littérature nigériane moderne. Si l’œuvre d’Okigbo se limite à une centaine de pages à cause de sa disparition précoce, sa poésie est régulièrement publiée dans toutes les anthologies de poésie africaine anglophone. Entretien avec Christiane Fioupou, traductrice française du poète, dans Chemins d’écriture ce dimanche. Elle a traduit Labyrinthes, recueil réunissant l’essentiel de l’œuvre du Nigérian.  RFI: Christiane Fioupou, dans quelles circonstances avez-vous découvert Okigbo,  « ce grand crieur public », comme l’a surnommé Soyinka? Christopher Okigbo: Je l'ai découvert lorsque j'enseignais à l'université de Ouagadougou. C'était l'un des poètes dont on parlait beaucoup, mais qui était rarement au programme parce qu’il était tout de même considéré comme difficile. On enseignait plutôt le théâtre de Wole Soyinka ou les romans de Chinua Achebe. Mais Okigbo faisait bel et bien partie de ce trio d'écrivains nigérians. Ils appartenaient à la même génération. Ils étaient les piliers de la littérature nigériane de l'époque. Christopher Okigbo a écrit l’essentiel de son œuvre dans les années 1950-60. Quelles influences les turbulences politiques ont-elles eu sur sa poésie ? Chrisopher Okigbo, comme les autres écrivains, était très impliqué dans la vie politique et sociale de l’époque. Littéraire aussi. Il a participé avec Achebe, Soyinka, Clark et Tutuola à la création du Mbari Club, vivier foisonnant d’écrivains, de peintres et de sculpteurs, de musiciens et d’acteurs, un collectif à l’origine d’une réflexion et de pratiques artistiques qui, dans les années qui suivent l’indépendance, bousculent les clichés sur l’art africain. Le Nigeria accède à l’indépendance en 1960, mais la vitalité postindépendance a très vite cédé la place à une période de désillusion, une désillusion qui se reflète dans la littérature. D’ailleurs les romans nigérians des années 1960 s'appellent, comme au Ghana d'ailleurs, « les romans de la désillusion ». On espérait que tout allait changer avec l’indépendance. Mais malheureusement les conditions laissées par les Britanniques n'étaient pas des meilleures pour permettre aux Nigérians de bâtir une nation très solide. Très vite, après le départ des colonisateurs, on assiste à une dégradation de la vie politique, gangrenée par la violence généralisée, la corruption et les disparités qui explosent entre les différentes régions du pays. Les écrivains s’engagent. Quelles formes prend leur engagement ? En 1965, Soyinka est arrêté pour avoir forcé la station de radio d’Ibadan à diffuser un enregistrement dénonçant le trucage des élections. Le futur Prix Nobel de littérature a écrit dans ses mémoires qu’Okigbo lui rendait visite régulièrement dans la prison et lui lisait ses poèmes. En 1967, la guerre civile éclate, avec la proclamation en mai de la République du Biafra. Témoin de l’arrivée en masse des réfugiés Igbos fuyant le Nord et ébranlé par les atrocités commises envers les siens, Okigbo s’engage dans l’armée biafraise. C’est en se rendant au Biafra pour une tentative de paix que Soyinka voit Okigbo pour la dernière fois. Il écrira : « Lui du moins avait donné sa vie pour ses rêves de jeunesse, mais comme il était dommage que ce fût sur le front d’une guerre fratricide. » C'est un problème très douloureux dans la mesure où certains, les Igbos par exemple, voient Okigbo comme un héros. D'autres pensent qu’il aurait mieux fait de rester poète. Enfin, c'est l'éternel problème de l'engagement…  « Devant toi, mère Idoto, / nu je me tiens ; / devant ta présence aquatique, / un prodigue // appuyé contre un acacia, / perdu dans ta légende. // Sous ton pouvoir j’attends // pieds nus, / gardien du mot de passe / à la Porte du ciel ; // des profondeurs, mon cri : / tends l’oreille et écoute… » Ainsi commence Labyrinthes, qui est composé de quatre cahiers aux thématiques très différentes et intitulés « Portes du ciel », « Limites », « Distances » et « Sentier du Tonnerre ». Qu’est-ce qui fait l’unité de ce volume ? Ce qui fait l’unité de l’ouvrage, c'est en fait la quête initiatique du narrateur. Par exemple, prenez le premier poème que vous citez : « Le Passage ». Ce poème raconte le retour du poète à son village. Il revient à la rivière, qui fut un repère marquant dans son enfance, la rivière où il allait boire, se laver. Elle s'appelle Idoto, elle est la mère Idoto, qui est aussi une divinité de la rivière. Le poème raconte son retour à cette source, dans tous les sens du terme. C’est l’enfant prodigue qui revient à la maison. Il se tient devant la présence aquatique de la divinité, pieds nus et le dos appuyé contre l'acacia qui est l'arbre totem du village. Des profondeurs de son âme surgit le cri, qui est l’offrande qu’il donne à la déesse. Okigbo dit dans son Introduction au recueil que ce retour au village est un passage, un moment de transition dans sa vie. Il s’était éloigné de ses racines, en allant faire des études à l’école anglaise, une école extrêmement élitiste où il a décidé de faire des Lettres classiques. Il y a eu aussi le passage par le catholicisme, ses parents s’étant convertis au christianisme. Aujourd’hui, il retourne à ses origines en quelque sorte, aux sources traditionnelles qu’incarne son grand-père, qui lui-même était le grand prêtre de la rivière. Il parle de la « route du ciel », qui est une allusion à ce voyage initiatique. Pour moi, c’est aussi une référence à son écriture : le retour coïncide avec son lancement dans la poésie pour essayer en quelque sorte de se retrouver. Dans la préface qui accompagne Labyrinthes vous qualifiez Christopher Okigbo de « poète-tisserin ». Ce rapprochement du poète et de l’oiseau mérite une explication de texte.  Okigbo lui-même se voyait en tisserin. « Tout à coup me faisant loquace/ comme tisserin », écrit-t-il dans l’un de ses poèmes. Le tisserin est un oiseau bâtisseur qui, au lieu de bâtir son nid sur une branche comme le font les autres oiseaux, le suspend aux branches. C’est à cette habileté créative dont témoigne le nid du tisserin, une véritable œuvre d’art, que fait référence cette comparaison. « Mort d’un tisserin », écrira pour sa part John Pepper Clark, à la disparition de son ami dont il avait publié les premiers poèmes dans sa revue littéraire The Horn. Il parlait de « sa maison inversée (qui) portait une paille de chaque sol », ce qui est une référence à la diversité d’inspiration de la poésie de Christopher Okigbo, qui puise ses thèmes et motifs autant dans la culture igbo que dans la culture yoruba, mais aussi dans ses lectures extra-africaines telles que l’épopée de Gilgamesh, la poésie homérique ou bien sûr les modernistes anglais comme W.B. Yeats, T.S. Eliot ou Ezra Pound dont l’écrivain s’était nourri pendant ses années universitaires. Ces influences plurielles expliquent que l’œuvre d’Okigbo soit riche, multiforme et éclectique, qui continue de marquer les imaginaires. Il faut souligner aussi que la poésie d’Okigbo a partie liée à la musique. L’homme était lui-même musicien de jazz, il jouait du piano, de la clarinette, du trombone. Il écoutait aussi beaucoup de musique classique européenne et moderne. Il disait avoir écrit les premiers poèmes de « Porte du ciel » sous l’influence de Debussy, César Franck et Ravel. Le résultat était forcément original. Peut-on qualifier Okigbo de « poète engagé » ? Je pense que tous ces poèmes sont dans un engagement intime et personnel, mais pas explicitement dans un engagement politique, sauf dans le dernier cahier « Sentier de tonnerre », paru après la mort du poète. Dans ces derniers poèmes, structurée comme la poésie traditionnelle, il prophétise la guerre. Mais autrement sa poésie n’est pas narrative en tant que telle. Dans les poèmes de « Distances » par exemple, écrit après une anesthésie générale, le poète évoque une expérience, une ambiance. On flotte dans un entre-deux, entre la vie et la mort, le rêve et la réalité. C’était Chimamanda Ngozi Adichie, qui disait que le poème « Passage » était certes énigmatique, mais elle avait, quand elle le lisait à haute voix, une sorte de frisson de reconnaissance. Et je crois que c'est ça la poésie, c'est le non-dit, c'est l'indicible qui arrive à surgir tout d'un coup entre des mots écrits par quelqu'un d'autre, mais qui nous correspondent quelque part dans notre propre itinéraire. Labyrinthes, par Christopher Okigbo. Edition bilingue, collection « Poésie ». Gallimard. Traduit de l’anglais par Christiane Fioupou. 224 pages, 10,30 euros.
Retour à l’imagination singulière de Marie Ndiaye cette semaine, dans un second volet consacré à cette autrice majeure des lettres françaises contemporaines. À mi-chemin entre fiction et autobiographie, son nouveau livre Le bon Denis paru dans la collection « Traits et portraits », éclaire d’une intensité nouvelles la mythologie du père absent autour de laquelle Marie Ndiaye a construit son œuvre littéraire. Dans le premier volet de cette chronique consacrée au nouvel opus de Marie Ndiaye, Le bon Denis, nous avions évoqué le phrasé au souffle long, si caractéristique de cette écrivaine pas comme les autres. L’extrait ci-après, sélectionné dans les premières pages du nouveau roman  illustre l’écriture envoûtante de la romancière, le souci de la précision, la puissance évocatrice de son écriture. « Tu ne t’en souviens peut-être plus, dis-je, détachant mes yeux de son visage et fixant celui-ci dans la vitre noire où, une fois encore, il se déformait d’horrible manière, lèvre retroussée sur les dents malades, yeux plissés cyniquement et comme si, faisant mine de m’écouter, ma mère se riait de moi, fermait ses oreilles à des propos qu’elle connaissait déjà, ourdissait son avenir secret, violent et minutieusement choisi. Elle me répondit assez froidement qu’elle se souvenait de tout. » Le passage met en scène une confrontation violente entre la narratrice et sa mère. Or, comme dans la bonne société on se garde de dévoiler ses sentiments, c’est en regardant dans la vitre noire où se réfléchit le visage de la mère que la fille prend réellement conscience de la violence des ressentiments que celle-ci éprouve à son égard. « Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ! » Avec la vitre noire, nous sommes embarqués dans l’univers des contes qui a été depuis ses débuts une source d’inspiration majeure pour Marie NDiaye.     L’art poétique Le bon Denis est une excellente illustration de l’art poétique de la romancière. L’art fonctionne dans ces pages comme un miroir déformant qui distancie le réel pour mieux le représenter. La distanciation passe ici par l’écriture, mais aussi par la structure narrative du récit. L’ouvrage se présente comme une somme de variations sur le thème du père. La mythologie du père absent autour de laquelle Marie Ndiaye a construit son œuvre littéraire, est abordée dans ces pages à travers une suite de quatre textes, qui convoquent de manière ludique et différenciée le motif de la présence/absence du père. « J’avais envie d’utiliser des styles différents, des écritures diverses, explique Marie Ndiaye. Il me semblait que les fragments étaient la forme la plus adaptée, c’est-à-dire il y a une écriture narrative, une écriture plus libre dans le sens plus spontanée, une écriture plus proche de la poésie en prose. J’avais ce désir de déployer des styles divers, qui correspondraient à chaque version de l’histoire en quelque sorte. » Le premier texte se présente sous la forme d’un dialogue narrativisé entre une mère vieillissante et sa fille. Avec pour support la figure imaginaire d’un certain Denis qui n’est pas le père, mais un père de substitution. A-t-il jamais existé ? Toujours est-il que c’est par le biais de la fable de Denis, que les deux femmes convoquent le souvenir du père sénégalais affublé de tous les maux. N’a-t-il pas abandonné son foyer familial, sa femme française, ses enfants ? Superbement construit sur fond de moult ressentiments, reproches et souvenirs réels et irréels déterrés du fond de la mémoire, ce récit est un modèle de narration du comportement  psychotique. L’action se déroule dans une maison de retraite, parmi des patients « dont la lucidité peu à peu s’en allait », ainsi que le raconte la narratrice. Récit d’enfance, le deuxième texte donne à lire en alternance deux histoires : celle de la mère grandissant dans sa Beauce natale et celle du père au Sénégal. Se satisfaisant de peu, chacun mène une vie d’insouciance rêvant de ce que l’avenir peut leur réserver. Le troisième texte n’est pas un récit, mais plutôt une réflexion de l’autrice/narratrice sur le racisme dans la France des Trente Glorieuses, qui aurait pu pousser son père, raisonne la narratrice, à abandonner sa famille française pour retourner s’installer dans son pays. « Je n’ai jamais pensé qu’il avait pu éprouver en France, écrit la fille, des sentiments différents de ceux que je lui prêtais, jamais pensé qu’il s’était peut-être senti, dans la belle France de maman, considéré avec méfiance ou hostilité, avec mépris peut-être », écrit la fille cinquantenaire qui, après en avoir longtemps voulu à son père d’avoir abandonné sa famille, se montre aujourd’hui plus mûre, plus compréhensive sur la question. Catharsis  Le quatrième et le dernier texte du récit a quelque chose de cathartique. Son action se déroule à Las Vegas où une jeune femme venue rencontrer son père, se rend compte que ce dernier n’est pas l’homme tel qu’elle l’avait imaginé. Et Denis refait surface, pas en tant que père mais cette fois en tant que frère. Il vient lui annoncer que leur père ne veut pas les reconnaître. Loin d’être une nouvelle source de souffrance, cette annonce est vécue par le frère et la sœur comme un soulagement. Ils sont soulagés de de ne plus devoir passer leur vie à scruter le mystère des origines. C’est la promesse du renouveau. Il y a vingt ans, Marie Ndiaye avait publié Autoportrait en vert, un ouvrage d’un seul tenant consacré à sa mère. Le bon Denis consacré à son père est l’exact pendant de ce premier. Force est de constater que ce volume est autrement plus riche, même si les quatre parties qui le constituent renvoient aux thématiques récurrentes de l’injustice, l’incommunicabilité entre les êtres et la quête des origines qui constituent la marque de fabrique de l’œuvre de la romancière. La force de ce nouvel opus réside surtout dans l’assurance du phrasé et dans la lucidité gagnée à force d’écriture qui auréole d’une nouvelle intensité les mythes et les métaphores obsédants de l’imagination singulière de Marie Ndiaye. Le bon Denis, par Marie NDiaye. Coll. « Traits et portraits », éditions Mercure de France. 127 pages, 17,50 euros. À lire aussiLa quête des origines, revue et corrigée par la romancière Marie Ndiaye (premier volet)
Le bon Denis est le titre du nouvel opus de Marie NDiaye. Publié dans la collection « Traits et portraits » et campé entre fiction et autobiographie, l’ouvrage aborde les secrets de famille des Ndiaye. Les admirateurs de l’auteure des Trois femmes puissantes retrouveront dans ces pages la tonalité et l’imagination audacieuse de cette romancière au souffle faulknérien. Voici le premier des deux volets que nous consacrons au nouvel ouvrage de la romancière. Conteuse hors pair des heurs et malheurs de nos sociétés modernes, de nos préjugés, de nos peurs, mais aussi de nos rêves qui forgent nos vécus au quotidien, Marie NDiaye est une auteure envoûtante. Les critiques évoquent la magie de son écriture, l’élégance et la force de son phrasé à nul autre pareil, comme en témoigne encore une fois le nouveau livre que l’écrivaine vient de faire paraître. Son titre : Le bon Denis. Autoportrait littéraire, Le bon Denis s’ouvre sur une phrase quasi-proustienne, longue et poétique. « Lorsque, après avoir longuement hésité, pris peur, renoncé, enfin, je rassemblai mes forces pour demander à ma mère, dont la lucidité peu à peu s’en allait, si elle se rappelait certaine scène encore douloureuse à mon cœur d’adulte, elle me fixa d’un œil éberlué, offensé, empli d’indignation vertueuse… »  Et la phrase continue, cheminant avec grâce et assurance jusqu’à la fin du paragraphe. Elle est riche en propositions, en trébuchements aussi, et en virgules contre lesquelles le souffle s’appuie pour prendre son élan avant de s’élancer de nouveau dans le labyrinthe de la narration. On est touché par la musicalité de la phrase, son cheminement tout en hésitations et pourtant si maîtrisé. S’agit-il de l’inspiration pure ? Ou est-ce le résultat d’un long travail sur le style, sur l’écriture ?  La réponse fuse. « Les deux. Le flot vient très spontanément. Après la musicalité de la phrase, je la travaille, mais ce qui vient en premier, c’est une sorte d’inspiration. La phrase me vient et après je fais mon métier, qui consiste à la travailler. » « Quant au riche avenir » Son métier d’écrivaine, plutôt d’artisane de l’écriture, Marie NDiaye la pratique depuis fort longtemps. Cette année, cela fait exactement quarante ans qu’elle a publié son premier roman Quant au riche avenir. C’était en 1985, alors qu’elle était encore mineure et lycéenne dans la banlieue parisienne. On raconte que, impressionné par le manuscrit reçu par la poste, Jérôme Lindon, patron légendaire des Editions de Minuit, est lui-même venu attendre l’adolescente à la sortie de son lycée pour faire signer le contrat.  Avec à son actif plus d’une vingtaine de romans, de pièces de théâtre, de contes pour enfants, Marie NDiaye s’est imposée depuis comme l’une des auteures les plus importantes de sa génération. Dans sa besace les récompenses les plus prestigieuses du monde littéraire français : Goncourt, Fémina, pour ne citer que ceux-là. Les récits que raconte Marie NDiaye puisent en grande partie leur inspiration dans la propre condition de leur auteure, celle d’une jeune femme  métisse franco-africaine abandonnée par son père et élevée par une mère beauceronne. Une sorte de fantôme À mi-chemin entre roman et autofiction, le nouvel opus de Marie NDiaye ne déroge guère à la règle. L’ouvrage est paru dans la célèbre collection « Traits et portraits » des éditions Mercure de France, qui a fait sa réputation en remettant au goût du jour l’autoportrait littéraire. La collection donne la parole à des écrivains et artistes venus d’horizons divers et privilégie l’autobiographique et la réflexion des auteurs sur leur propre parcours. Le bon Denis est le second volume que publie Marie NDiaye dans cette collection, après avoir livré il y a vingt ans un étonnant Autoportrait en vert – c’est son titre – consacré à sa mère. Cette fois, c’est le père africain, disparu de la scène familiale, qui est au cœur du dispositif narratif du nouveau titre. « Le père disparu est le thème de ce livre », confirme Marie NDiaye. Et de continuer : dans les deux sens du terme : le père envolé comme le père mort. Mais, c’est aussi le beau-père disparu, le père de substitution, mais Denis c’est aussi un frère. Le bon Denis, c’est au sens où qui est le vrai quoi. En fait, la figure, le nom, l’image d’un certain Denis traversent les quatre fragments de ce récit. Et Denis devient peut-être le prénom d’une figure idéale, mais trouble aussi. C’est une sorte de fantôme. » La présence fantomatique de Denis, père de substitution, hante les pages de ce nouveau livre. Ses traits se superposent à la figure du père réel, mais absent, marginalisé dans cette œuvre des origines que bâtit patiemment Marie NDiaye depuis quatre longues décennies. Avec constance et art. Constance et art seront les thèmes du second volet de cette chronique consacrée à l’art de la narration chez celle que la critique a pris l’habitude d’appeler la « plus grande écrivaine contemporaine française ». Le bon Denis, par Marie NDiaye. Coll. « Traits et portraits », éditions Mercure de France. 127 pages, 17,50 euros.
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