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Arts Po : Ubi Sunt ?

Arts Po : Ubi Sunt ?
Author: François LOZET
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© Harpo - ArtsPo Editions
Description
Livres-audio contemporains. Collection dirigée par François Lozet. Des classiques mis en scène. Des univers sonores et musicaux conçus autour des textes. Pour mieux entendre. Avec les comédiens et les musiciens de Harpo, ce sont plus seulement des livres lus, mais des textes mis en scène par le son et la musique.
20 Episodes
Reverse
La plupart des mortels Paulinus Se plaignent de la rigueur injuste de la Nature De ce que nous naissons pour une vie si courte De ce que la mesure de temps qui nous est donnée sʼécoule avec tant de vitesse tant de rapidité Quʼà lʼexception de très peu la vie délaisse les hommes au moment même où ils sʼapprêtaient à vivre
Contrairement à ce quʼon pense Ce malheur commun nʼa pas fait gémir seulement la foule et le fou le plus vulgaire Ce sentiment a arraché des plaintes aux personnalités les plus fameuses De là cette exclamation du prince de la médecine : La vie est courte Lʼart est long De là sʼen prenant à la Nature Aristote lui intente un procès peu digne dʼun sage :Il la condamne d’avoirAvec complaisance Accordé à des animaux cinq ou dix siècles d’existenceTandis que Pour l’homme appelé à des destinées si variées et si hautes Le terme de la vie est incomparablement plus court
Nous n’avons pas trop peu de temps Mais nous en perdons beaucoup La vie est assez longueElle suffirait et bien plus à l’accomplissement des plus grandes entreprises si tous les moments trouvaient leur emploi Or quand elle s’est dissipée dans l’indolence et les plaisirs sans que rien d’utile en soit sorti L’inévitable dernier moment vient enfin nous presserEt cette vie que nous n’avions pas vue marcher Nous sentons qu’elle est passée
Voilà la vérité : Nous n’avons pas reçu une vie courteC’est nous qui l’avons rendue telleNous ne sommes pas pauvres mais dépensiers D’immenses richesses royales sont dilapidées en un instant quand elles vont à un mauvais maître Tandis qu’une maigre fortune Confiée à un gardien économe S’accroît de l’usage qu’il en fait
Ainsi notre vie a beaucoup d’étendue pour qui sait en disposer sagement
Pourquoi gémir contre la Nature Elle s’est montrée si bienveillante Pour qui sait l’employer la vie est suffisamment longue
Mais voilà que l’un est dominé par une avarice insatiableL’autre a tourné ses efforts vers des travaux frivolesUn autre s’est plongé dans le vinDans l’inertie un autre s’ensommeille Celui-ci nourrit une ambition toujours soumise aux jugements d’autruiCelui-là avec passion est poussé la tête la première sur toutes les terres Par toutes les mersA commercer dans l’espoir de quelques gainsQuelques-unsObsédés de l’ardeur des combatsne sont jamais sans s’occuper Ou de mettre les autres en péril Ou de la crainte d’y tomber eux-mêmes Et puis on en voit quidévoués à d’illustres ingratsSe consument en une servitude volontaire
Beaucoup convoitent la fortune des autres ou maudissent ce qu’ils détiennent La plupart n’ayant pas de but assuré Cédant à une légèreté vague InconstanteInsatisfaisante en elle-mêmesont ballottés sans cesse de projets en projetsQuelques-uns ne trouvent rien qui les attise ni qui leur plaise : Et la mort les surprend Baillant et irrésolus
Alors cette sentence sortie comme un oracle de la bouche d’un grand poète semble-t-elle incontestable :Nous ne vivons que la moindre partie du temps de notre vie Car tout le reste de sa durée n’est pas de la vieMais du temps
Nos imperfections nous bornent Nous pressent de tous côtés Elles ne nous permettent ni de nous releverNi de contempler de nos yeux la vérité Elles nous tiennent immergés Attachés à nos désirsIl ne nous est jamais permis de revenir vers nousMême lorsque le hasard nous amène quelque répit Nous flottons comme sur une mer profonde oùMême après le ventOn sent toujours le roulisEt jamais à la tourmente de nos désirs on ne voit succéder de relâche
Vous croyez peut-être que je ne parle que de ceux dont chacun rapporte les malheursMais considérez ces fortunés du jour autour desquels la foule se presse Leurs biens les étouffent Combien d’hommes la richesse rend-elle pesantsCombien d’autres sont-ils devenus exsanguesdans la bataille quotidienne sollicitant leur génie de l’éloquenceCombien flétrissent de plaisirs en plaisirs Et combien autour desquels La foule des clients toujours empressée ne laisse aucune liberté
Parcourez enfin tous les rangs de la sociétéDes plus humbles aux plus élevés L’un assigne L’autre comparaît Celui-ci est en danger Celui-là prend sa défenseCet autre est juge :Nul ne s’appartient Chacun se dépense contre un autre
Renseignez-vous sur ces obligés dont les noms s’apprennent par cœur Vous verrez à quels signes on les reconnaît : Celui-ci rend ses devoirs à un telCelui-là à tel autreEt personne ne s’en rend à soi-même
Rien de plus fou que les indignations de certains :Ils se plaignent du dédain des grands qui n’ont pas eu le temps de les recevoirMais comment ose-t-il se plaindre de l’orgueil d’un autre Celui qui jamais ne trouve un moment pour soi-même Cet homme quel qu’il soit avec son air hautain vous a du moins regardé Il a prêté l’oreille à vos discours vous a fait placer à ses côtés
Et vous jamais vous n’avez daigné tourner un regard sur vous-même Ni même jamais vous donner audience
Ainsi n’êtes-vous en droit de reprocher à personne les services que vous avez rendusVous les rendiez moins par le désir d’être avec un autre Que par impuissance de rester avec vous-même
Quand bien même les plus brillants esprits du monde se réuniraient pour méditer sur ce thèmeIls ne pourraient jamais assez s’étonner de cet aveuglement de l’esprit humainAucun homme ne souffre qu’on s’empare de ses propriétés Pour le plus léger différend sur leurs limitesOn fait parler les pierres et les armesEt voilà que beaucoup permettent qu’on empiète sur leur vie On les voit même en livrer d’avance à d’autres la domination pleine et entièreOn ne trouve personne qui partage facilement son argentEt pourtant chacun distribue sa vie à tout venantCeux-là s’appliquent à conserver leur patrimoine Et à la première occasion de perdre leur tempsIls s’en montrent ProdiguesAlors qu’ici seule serait honnête L’avarice
Arrivé à ce point je m’adresserais volontiers à n’importe quel vieillardVous êtes parvenuJe voisAu terme le plus lointain de la vie humaineVous avez cent ans ou plus sur la têteAlors calculez bien l’emploi de votre tempsDites-nous combien vous en ont enlevé un créancierUne maîtresseUn souverain Combien un client vous en a ôtéCombien vos litiges avec votre femmeCombien la punition de vos esclavesEt vos démarches officieuses dans la villeAjoutez les maladies que vos excès ont produitesAjoutez le temps perdu dans l’inaction- et vous verrez que vous avez beaucoup moins d’années que vous n’en comptez
Rappelez-vous combien de fois vous vous êtes perdus dans un projetCombien de jours ont vraiment eu leur utilitéQuels avantages avez-vous retirés de vous-mêmeQuand votre visage a été calme Votre âme intrépideQuels travaux fructueux ont rempli une si longue suite d’annéesCombien d’hommes ont pillé votre existenceSans que vous ayez senti le prix de ce que vous perdiezCombien de temps vous ont volé des chagrins sans objetDes joies sans aucun sensLa convoitise avideLes charmes de la conversation oisiveVous verrez alors combien il vous reste peu du temps qui vous appartenaitEt vous reconnaîtrez que votre mort vient trop tôt
Quelle en est donc la cause Mortels vous vivez comme si vous deviez toujours vivre
Vous ne vous souvenez jamais de la fragilité de votre existenceVous ne remarquez pas combien le temps s’est écouléEt vous le perdez comme s’il venait d’une source débordanteTandis que ce jourQue vous consacrez à une telle autre personneOu à telle affaireEst peut-être le dernier de vos jours
Vos craintes sont celles de mortelsà vos désirs on vous croirait immortels
La plupart des hommes disentA 50 ans je ferai retraite A 60 ans je me démettrai de mes emplois Et qui vous a donné l’assurance d’une vie plus longue Qui permettra que tout se passe comme vous l’organisez N’avez-vous pas honte de ne vous réserver que les restes de votre vieet de destiner à la culture de votre esprit le seul temps qui n’est plus bon à rien N’est-il pas trop tard de commencer à vivre lorsqu’il faut en sortir
Quel oubli insensé de notre condition mortelleQue de remettre à 50 ou 60 ans de sages desseinsEt de vouloir commencer sa vie à une époque de l’existence où peu de personnes peuvent parvenir
Entendez les paroles qui échappent aux plus puissantsAux plus hauts responsablesIls désirent le reposIls vantent ses douceursIls le mettent au-dessus de tous les biens dont ils disposentIls n’aspirent qu’à descendre du sommet des honneursPourvu qu’ils puissent le faire sans dangerCar la fortune est toujours sujette à s’écrouler sur elle-mêmeMême lorsque rien au dehors ne l’attaque ou ne la fait trembler
Le divin Auguste A qui les dieux avaient plus accordé qu’à tout autreNe cessa de réclamer pour soi le repos et de souhaiterêtre délivré des charges du gouvernementDans tous ses discours il en revenait toujours à ce point Il espérait pour lui le reposAu milieu de ses travaux il trouvait pour les alléger une consolation Illusoire mais douce En se disant Un jour je vivrai pour moi-même
Dans une des lettres qu’il a adressées au SénatOù il assurait que sa retraite ne manquerait pas de dignitéet ne démentirait pas sa gloire J’ai remarqué ces mots : « De tels projets sont plus beaux en réalité qu’en rêveCependant mon impatience de voir arriver un moment si passionnément désiré me procure du moins cet avantagePuisque ce bien se fait encore attendreQue j’en goûte par avance les douceurs du seul plaisir d’en parler »
Combien faut-il que le repos lui parût précieuxPuisqu’à défaut de la réalitéIl voulait en jouir en imagination Celui Qui voyait tout soumis à son unique volontéQui tenait dans ses mains les destinées des hommes et des nationsEnvisageait ainsi avec joie le jour où il pourrait se dépouiller de toute sa puissance
L’expérience lui avait prouvé combien ces biens Dont l’éclat remplissait toute la terre coûtaient de sueurs Combien ils cachaient d’intimes inquiétudes
Forcé de combattre par les armesD’abord ses concitoyensPuis ses collèguesEnfin ses parentsIl versa des flots de sang sur terre et sur merEntraîné par la guerre en MacédoineEn SicileEn EgypteEn SyrieEn AsieEt presque sur tous les rivagesIl dirigea contre les étrangers ses armées lassées de massacrer des Romains Et pendant qu’il pacifiait les AlpesEt domptait les ennemis de l’intérieur qui se révoltaient contre l’EmpireDont il reculait les limites au delà du RhinAu delà du Danube et de l’EuphrateDans Rome mêmeLes poignards de Varron MurenaDe Fannius Caepio De Lépide Juniord’Egnatius Rufus s’aiguisaient contre lui
A peine est-il échappé de leurs pièges Que sa fille et beaucoup de jeunes patriciensLiés par l’adultère comme par un serment solennelTerrorise sa vieillesse fatiguée et lui font craindre Pire qu’une nouvelle Cléopâtre avec un autre Antoine
A peine avait-il amputé ces ulcérations avec les membres mêmesQue d’autres renaissaient à l’instantComme dans un corps trop empli de sang il y a toujours quelque éruption qui vient
Auguste désirait le repos : Dans cet espoirDans cette penséeIl trouvait l’allégement de son travail
Tel était le vœu de celui qui pouvait exaucer les vœux De tout l’univers
Marcus Cicéron Qui fut ballotté entre Catilina et ClodiusSes ennemis déclarésEntre Pompée et CrassusSes amis douteuxQuiFrappé par l’orage qui s’abattait sur la RépubliqueLa retint en naviguant quelque temps sur le bord de l’abîme où il fut au bout du compte précipité avec elleQuiInquiet par temps calmeÉtait accablé dans la tourmenteCombien de fois n’a-t-il pas maudit la charge du Consulat Qu’il avait glorifié non sans raisonMais sans mesure
Quelles lamentations ne fait-il pas entendre Dans une lettre adressée à AtticusAprès la défaite de PompéeDont le fils cherchait à relever en Espagne une armée vaincueVous me demandez dit-il ce que je fais iciJe vis à moitié libre dans une villa de Tusculane Puis entrant dans d’autres détailsIl regrette le passéSe plaint du présent Et désespère de l’avenir
A moitié libre se disait CicéronPar Hercule le sage ne prendra certainement jamais un nom si humiliantJamais il ne sera à moitié libreToujours il jouira d’une liberté pleine et entièreAffranchi de tout lienNe dépendant que de luiSupérieur à tous
Car qui pourrait être au-dessus de celui qui est supérieur aux caprices de la destinée
( ... )
Il serait superflu de rappeler l’exemple de beaucoup d’hommes Jugés les plus heureux par les autresTémoignant sincèrement pour eux-mêmesDu regret de leur vieMais leurs plaintes ne changeaientNi les autres ni eux-mêmes Et à peine les mots proférés Ils retombaient avec cœur dans leurs erreurs anciennes
Alors ouiC’est entendu Votre vie Dépassât-elle mille ansPeut se restreindre à très peu
Vos vices auront dévoré des siècles
Et cet espace d’existenceQu’en dépit de la rapidité de la nature la raison pourrait étendredoit nécessairement vous échapper bientôt car Vous ne saisissez pasVous ne retenez pasVous ne retardez pas dans sa course la chose du monde la plus fugitive
Vous laissez s’éloigner l’éphémère Comme une chose accessoireFacile à retrouver
Vous entendrez souvent la plupart de ceux des plus prospèresAu milieu de la foule de leurs clientsParmi les conflits des procès et des autres honorables misèresS’écrierJe n’ai pas le temps de vivre ! Pourquoi ? Parce que tous ceux qui vous attirent à eux vous enlèvent à vous-même
Combien de jours ne vous ont pas dérobés cet accuséCe candidatCette vieille femme fatiguée d’enterrer ses héritiersCet homme riche qui fait le malade pour irriter la cupidité des coureurs de successionsEt ce puissant ami qui vous rechercheNon par amitiéMais par ostentation
Essayez dis-je et un à unPassez en revue tous les jours de votre vieVous verrez qu’il n’en est resté pour vous qu’un très petit nombreEt de ceux qui ne valent pas la peine d’en parler
Celui-ciQui vient d’obtenir le mandat qu’il avait désiré avec ardeurN’aspire qu’à le déposer et soupire souvent : Quand cette année sera-t-elle passée ? Cet autreEn donnant des jeux dont il remerciait le sort de lui avoir attribué la célébration : Ah ! dit-il quand serai-je délivré de tout cet embarras ? On s’arrache cet avocat dans tous les tribunauxIl attire un si grand nombre d’auditeurs que tous ne peuvent l’entendreEt pourtant il s’exclame : Quand les fêtes viendront-elles enfin suspendre les affaires ?
Chacun anticipe sur sa vieTourmenté qu’il est par impatience de l’avenirComme par ennui du présent
Mais celui qui n’emploie son temps qu’à son propre usageQui règle chacun de ses jours Comme sa vieQui ne désire ni ne craint le lendemainParce que Ayant tout connuTout goûté jusqu’à satiété Quelle heure pourrait lui apporter un nouveau plaisir Que le sort aveugle décide du reste comme il lui plaira Sa vie est en sûreté déjà On pourra y ajouterNon en retrancherEt encore si l’on y ajouteCe sera comme Quand un homme Dont l’estomac est rassasié mais non rempli Prend encore quelques alimentsQu’il mange sans appétit
Ce n’est donc pas à ses rides Et à ses cheveux blancs qu’il faut entendre qu’un homme a longtemps vécuIl n’a pas longtemps vécuIl est longtemps resté sur terre
Vraiment ! Pensez-vous donc qu’un homme a beaucoup naviguéLorsqueSurpris dès la sortie du port par une terrible tempête Il a été çà et là ballotté par les vaguesEt que face à des vents déchaînés en sens contraireIl a toujours tourné dans la même eau ?
Non il n’a pas beaucoup naviguéIl a été longtemps battu par la mer
Quel étonnement pour moi de voir certaines gens demander aux autres Du tempsEt ceux à qui on le demande le donner si facilementLes uns et les autres ne s’occupent que de l’affaire pour laquelle le temps a été demandéMais le temps mêmeAucun n’y songeOn dirait que ce qu’on demandeCe qu’on accorde N’est rienOn se joue de la chose la plus précieuse qui existe
Ce qui les trompe c’est que le temps est une chose incorporelle Qui ne crève pas les yeuxCe pour quoi on l’estime à si bas prixOu plus : comme étant presque sans valeur
On reçoit des pensions annuellesEt on donne en échange Des travaux Des servicesOu des soinsEt personne ne met à prix son tempsChacun le donne comme s’il était gratuit
Voyez ces mêmes gens quand ils sont malades Si le danger de la mort les menace ils se jettent aux genoux des médecinsS’ils craignent le dernier supplice ils sont prêts à tout sacrifier Pourvu qu’ils viventIl y a tellement d’inconséquences dans leurs sentimentsQue si l’on pouvait leur faire connaître à l’avance Le nombre de leurs années à venirCelui de leurs années écouléesQuel serait l’effroi de ceux qui verraient qu’il n’ en reste plus beaucoup Comme ils en deviendraient économes Rien n’est plus simple que d’accepter le cadeau qui nous est donnéAussi petit soit-ilOn ne ménage jamais avec trop de soin le bien qui D’un moment à l’autre peut nous manquer
Ne croyez pourtant pas que tous ignorent que le temps est une chose précieuseIls ont l’habitude de dire à ceux qu’ils aiment passionnémentQu’ils sont prêts à leur sacrifier une partie de leurs années Et ils les donnent en effet mais de façon à se dérober eux-mêmesSans aucun profit pour l’autre Tout au plus savent-ils qu’ils s’en défontAussi supportent-ils aisément cette perte dont ils n’ont plus idée de l’importance
Personne ne vous restituera vos annéesPersonne ne vous rendra à vous-mêmeLa vie continuera comme elle a commencéSans se retournerNi suspendre son coursEt celaCalmementSans que rien n’avertisse de sa rapidité
Elle s’écoulera de manière insensibleEt ni l’ordre d’un monarque Ni l’opinion favorable du peuple ne pourront la prolongerElle suivra l’impulsion qu’elle a d’abord reçueElle ne se détournera pasElle ne s’arrêtera nulle partQu’arrivera-t-il ?
Pendant que vous vous affairez la vie se hâte La mort arriveEt elle Il faudra la recevoirQuoi qu’il en coûte
Peut-il y avoir pour les hommes De préoccupation plus importante que celle d’améliorer l’existence ? (je parle ici de ceux qui se disent prudentset y travaillent le plus)
On les voit arranger leur vie aux dépens de leur vie mêmeS’occuper d’un avenir éloigné alors que différer C’est perdre une belle part de vieTout délai commence par nous dérober le jour actuelTout en nous promettant l’avenir il nous enlève le présent
Ce qui empêche le plus de vivreC’est l’attente qui s’en remet au lendemainVous en perdez le jour actuel Et vous disposez de ce qui est encore dans les mains du sortTandis que ce qui est dans les vôtres vous le lâchez
Quel est votre but ?Jusqu’où s’étendra votre espérance ? Ce qui est dans l’avenir est toujours incertainVivez dès maintenant toutes vos heuresC’est ce que vous crie le plus grand des poètesEt comme par une inspiration divineIl vous adresse cette maxime salutaire : Le jour le plus précieux pour les malheureux mortelsEst le premier à s’enfuir dit-ilPourquoi attendre ? Pourquoi hésiter ? Si vous ne saisissez pas cet instant il s’envoleEt quand bien même vous le tiendriez il s’échappera Il faut donc combattre la rapidité du temps par la rapidité à en userC’est un torrent vif qui ne va pas couler toujours Hâtez-vous d’y puiser
Admirez comment pour vous reprocher vos pensées vaguesLe poète ne dit pasLa vie la plus précieuse mais le jourFace à ce temps qui fuit si rapidementEloignez-vous de cette sécuritéDe cette nonchalanceDe cette manie d’organiser au gré de votre appétit une longue suite de mois et d’années Le poète Lui Il ne vous parle que d’un jourEt d’un jour qui passe
Alors n’en doutez pasLe jour le plus précieux est celui qui le premier échappe aux mortels malheureuxAux mortels affairésEt qui Enfants encore jusque dans la vieillesse y viennent sans préparation et démunis
Ils n’ont rien prévuIls y sont tombés dans la vieillesseSoudainementSans s’y attendreNe l’ayant pas vu chaque jour plus proche
Un récitUne lecture Ou le divertissement intérieur de leurs pensées trompent les voyageurs sur la longueur du cheminEt ils s’aperçoivent qu’ils sont arrivésAvant d’avoir songé qu’ils approchaient
Et c’est comme sur le chemin continu Et rapide de la vieNous le parcourons d’un pas égalDans la veille comme dans le sommeilEt occupés comme nous le sommes
Nous ne nous en apercevons qu’à la fin
Ces propositionsSi je voulais les soumettre aux découpages d’un argumentaire mis en formePourraient m’amener à fournir cent preuves Démontrant que la vie des hommes affairés est Infiniment courte
FabianusPas l’un de ces philosophes d’école mais un vrai sage à la manière antiqueAvait coutume de dire que c’était très franchement Non par des subtilités Qu’il fallait combattre nos passionsPour repousser une telle légionIl ne croyait pas à de petites attaquesMais à une offensive brutaleCe n’est pas assez de déjouer leurs ruses Il faut les anéantir
Pourtant tout en reprochant aux hommes leurs erreursOn doit les instruire encoreNe pas se limiter à les plaindre (donc)
La vie se divise en trois temps Le présent Le passé Et l’avenirLe présent est courtL’avenir incertainLe passé seul est garanti Car sur lui le hasard a perdu ses droitsEt personne n’a le pouvoir de le réarranger à sa guise
Les hommes affairés n’en tirent aucun partiIls n’ont pas le loisir de porter un regard en arrièreEt quand bien même ils l’auraientDes souvenirs emplis de regrets ne leur seraient pas agréablesIls se rappelleraient malgré eux le temps mal employéIls n’oseraient se représenter les vices dont la laideur s’effaçait devant la séduction du plaisir d’alorsmais quiau souvenirse montrent évidemment au grand jour
Personne ne revient de bon gré dans le passéSi ce n’est celui qui a toujours soumis ses actions au tamis de sa conscienceCelui qui ne s’est jamais perdu Mais celui qui fut dévoré d’ambitionCelui qui montrait avec insolence son méprisQui sans mesure abusait de la victoireCelui qui fut fourbe Déprédateur avareOu dissipateur de fortune insenséDoit nécessairement craindre ses souvenirs
Or cette portion passée de notre vie est sacréeIrrémissible Elle se trouve en dehors du pouvoir des évènements humainsAffranchie de l’empire du hasardEt ni la crainteNi la pauvretéNi l’atteinte des maladies ne peuvent la troublerElle ne saurait être ni soucieuseNi dans le besoinNous pourrons la savourer à jamais et sans inquiétude C’est seulement l’un après l’autre que chaque jour devient présent Et encore n’est-ce que par instants qui se succèdentMais tous les instants du passé se représentent à vous quand vous l’ordonnezSelon votre bon plaisirVous pouvez les passer en revueLes retenir Exactement ce que les hommes affairés n’ont pas la possibilité de faire
Une âme calme et paisible est toujours à même de revenir Sur toutes les époques de sa vieQuand l’esprit des hommes affairés est attachéQu’ils ne peuvent Ni se détourner Ni reporter leurs regards en arrièreLeur vie s’est engloutie dans un abîmeEt tout comme une liqueurAussi abondamment que vous la versiezSe perd si un vase ne la reçoit pasEt ne la conserveDe même à quoi sert le tempsAussi long qu’il vous soit donnéS’il n’est aucun fond pour le contenir ? Il s’évapore au travers de ces âmes Inconsistantes et percées à jour
Le présent est très courtSi courtQue quelques hommes ont nié son existence
Il est toujours en marche en effetIl vole et se précipiteIl a cessé d’être avant d’être arrivé Il ne s’arrête pas plus que le monde Ou les astresDont la révolution est éternelleEt qui ne restent jamais dans la même position
Alors seul le présent appartient aux hommes occupésPrésent si court qu’on ne peut le saisirEt tandis qu’ils sont tiraillésDistraits par mille affaires
Le temps même leur échappe
Voulez-vous savoir combien leur vie est courte ? Voyez combien ils désirent la prolonger Des vieillards décrépits demandent les mains jointes quelques années de plusEt se font plus jeunes qu’ils ne sontet se berçant de ce mensongeIls le soutiennent aussi hardiment que s’ils pouvaient tromper le destin
Mais si quelque infirmité vient leur rappeler leur condition mortelleIls meurent remplis d’effroiIls ne sortent pas de la vieIls en sont arrachésIls s’écrient qu’ils ont été insensés de n’avoir pas vécuQue si seulement ils réchappent de leur maladieComme ils vivront dans le repos !Et reconnaissant la vanité de leurs efforts pour se procurer Des propriétés dont ils ne pourront pas jouirIls voient en conséquence combien Tous leurs travaux ont été inutiles et stériles
Mais pour celui qui l’a passée loin de toute négoce combien la vie n’est-elle pas longue Rien n’en est sacrifiéNi donné à l’un ou à l’autreRien n’en est livré au hasardPerdu par négligence Retranché par gaspillageRien n’en demeure superfluTous ses moments sontpour ainsi direPlacés avec intérêtsAussi courte qu’elle est elle est plus que suffisante et alors
Lorsque le dernier jour arrive le sage n’hésite pas à aller vers la mort Sans aucun regret
Vous me demanderez peut-êtreQuels sont ces hommes que j’appelle affairés ? Ne croyez pas que je donne ce nom seulement à ceux qui ne sortent des tribunaux que lorsque les chiens viennent les en chasserNi à ceux que vous voyez étouffés par la multitude de leurs courtisansOu refoulés avec mépris par les courtisans des autresNi à ceux que d’obséquieux devoirs extirpent de chez eux pour aller se presser à la porte des grandsNi à ceux à qui le prêteur octroie une somme honteuse Et qui sera pour eux un jour ou l’autre une vraie gangrène
Non : il est des hommes pour qui le loisir même est affairéA la campagneDans leur litAu milieu de la solitudeAussi éloignés soient-ils du reste des hommes Ils sont insupportables à eux-mêmes La vie de ces gens-là ne peut pas être appelée une vie oisiveElle leur est une activité (comment dirais-je)laborieusement désœuvrée
Diriez-vous qu’ils ne font rien l’amateur qui avec minutieS’occupe à ranger symétriquement des vases de Corinthe que la manie de quelques curieux a rendus précieux ?Ou celui qui passe la plus grande partie de son temps à polir d’une laine de vieux métaux rouillés ? Ou (parce qu’il faut avouer que les dépravations graveleuses qui nous travaillent ne sont plus uniquement romaines) Celui qui va au gymnase pour contempler de jeunes combattantsDans les coulisses où ils s’enduisent et se frottent d’huiles ? Et celui qui s’amuse à assortir en fonction de l’âge ou de la couleurles champions accoutumés à la victoire ? Ou celui qui (ostensiblement) se charge de nourrir l’appétit des athlètes les plus célèbres ?
Diriez-vous livrés au repos ceux qui passent tant d’heures chez un barbier pour se faire arracher le moindre poil qui leur sera poussé pendant la nuitPour prendre conseil sur chaque cheveuPour qu’on relève leur mèche déplacée et qu’on ramène également de chaque côté du front leurs cheveux clairsemés ? Comme ils se mettent en colèresi le barbierCroyant avoir affaire à des hommesMet à les raser un peu de négligence Comme ils rentrent en fureur s’il leur a coupé le poil d’un peu trop prèsSi quelques cheveux dépassent des autres Si tous ne tombent pas en boucles bien égalesEst-il un seul d’entre eux qui ne préfère pas voir sa patrie en désordre plus que sa coiffure ? Qui ne soit plus inquiet des coquetteries de sa tête que de sa santé ? Qui ne préfère pas être bien coiffé plus qu’honnête homme ? Appelleriez-vous oisifs ces hommes toujours occupés entre le peigne et le miroir ?
Et que sont donc ceux qui ont l’esprit sans cesse tendu à composer Entendre et réciter des chansonsEt quiForçant leur voix formée par la nature à rendre facilement des sons simples Lui font exécuter les modulations affectées d’une mélodie langoureuse ? Leurs doigts battent sans cesse la mesure du chant quelconque qu’ils ont dans la têteet au milieu même d’affaires sérieusesdans des circonstances tristes Ils font entendre un léger fredonnement ?
Ces gens-là ne sont pas oisifs mais inutilement occupés
Et certes je ne regarderai pas leurs festins comme des moments de détenteQuand je vois avec quel soin ils rangent leur vaisselle Quelle importance ils mettent à ce que les tuniques de leurs serviteurs soient portées avec grâceCombien ils sont inquiets de la manière dont un sanglier sort des mains du cuisinierAvec quel art la volaille est découpée en petits morceauxAvec quel empressement leurs esclaves épilés saventAu signal donnéS’acquitter de leurs taches diversesAvec quel soin les malheureux font disparaître les traces de salives des convivesCar c’est ainsi qu’on se fait une réputation :Munificence et délicatesse
Les travers de ces gens les accompagnent si constamment A tous les moments de leur viequ’ils mettent une vanité ambitieusey compris dans La nourriture et la boisson
Vous ne compterez sans doute pasParmi les oisifsCes hommes apathiques et mous qui se font promener ça et là En chaise à porteurs et en litièreEt qui Sont toujours très ponctuelsA se faire porter ainsicomme si l...
Il serait trop long de parler de ceux qui ont passé toute leur vie à jouer aux échecs Ou à la peloteou à exposer leur corps aux ardeurs d’un soleil cuisantCeux-ci ne sont pas non plus des oisifs à qui les plaisirs donnent beaucoup de travail
Quant à ceux qui se plongent dans de vaines études littéraires Personne ne doute qu’ils se donnent de la peine à faire rienLe nombre en devient assez grand chez nous les RomainsC’était déjà la maladie des Grecs que de chercher à savoir le nombre de rameurs d’UlysseOu si l’Iliade fut écrite avant l’OdysséeOu si ces deux poèmes étaient du même auteurEt d’autres questions de telle importanceQui s’il faut les garder pour vous ne peuvent vous procurer aucune satisfaction Et que vous ne sauriez communiquer aux autres sans paraîtreNon pas plus savantMais plus ennuyeux
Ainsi voilà les Romains possédés de l’étrange manie d’acquérir des connaissances inutiles ! Ces jours derniers J’ai entendu un certain philosophe disserter sur ce que chacun des généraux romains avait fait le premier le premier Cæso Duillius avait vaincu sur meret le premier Manius Curius Dentatus avait montré des éléphants à son triomphe
Encore que ces connaissances ne mènent pas à une vraie gloire Au moins tendent-elles à nous faire connaître par des exemples les exploits de nos concitoyensS’il n’y a pas de véritable utilité dans ce savoiril y a néanmoinsEn dépit de sa futilitéToujours des choses à tirer d’un sujet vide
Apprenons à ceux qui aiment ces sortes de recherches quel fut le premier qui engagea les Romains à monter sur un vaisseauCe fut Claudius surnommé pour cette raison CaudexNom que les anciens donnaient à un assemblage de plusieurs planchesEn sorte que les tables publiques où sont inscrites nos lois ont été appelées codesEt que de nos jours encoreLes bateaux qui depuis toujours apportent à Rome sa nourriture par le Tibres’appellent caudicaires
Il est sans doute bien important de savoir que Marcus Valerius Corvinus s’empara le premier de la ville de MessinaEt qu’il fut le premier de la maison des Valere qui empruntant son nom d’une ville prisefut appelé Messinapuis vulgairement Messala Au moyen d’un échange de lettres
Il est permis aussi de chercher à savoir que Sylla De la maison des Cornelii présenta le premier Au cirqueDes lions en liberté tandis qu’auparavant ils étaient attachéset que le roi Bocchus de Maurétanie envoya des archers pour les tuerD’accord ! Passons encore sur cela
Mais que Pompée ait donné le premier au peuple un combat De dix-huit éléphants contre des malfaiteursQuel mérite peut-on tirer de cette connaissance-là ? Le premier citoyen de Rome Le même que la renommée nous a dépeint comme un modèle de bonté parmi nos illustres aïeuxA cru donner un spectacle mémorable en inventant un moyen inédit de faire périr les hommesQu’ils se battentC’est peuQu’ils soient criblés de coups Ce n’était pas encore assezIl fallait en outre qu’ils périssent écrasés sous l’énorme masse des éléphants
Mieux valait laisser de pareilles actions dans l’oubli Pour empêcher que quelqu’un de puissant ne les connût par la suiteet n’enchérît en conséquence sur des actes que l’humanité réprouveO quelles épaisses ténèbres un grand renom répand-il dans l’esprit des mortels ! Pompée se croyait-il au-dessus de la NatureLorsqu’il exposait tant de malheureux à la fureur de bêtes féroces nées sous un autre ciel Lorsqu’il mettait aux prises des adversaires aux forces si disproportionnéesEt qu’il versait des flots de sang sous les yeux du peuple romainqu’il devait forcer bientôt à en répandre davantagePlus tardCe même hommeVictime d’une horrible trahison de la part des gens d’AlexandrieAlla présenter son cou à l’épée du dernier de ses esclavesEt comprit alors sans doute le vain étalage de sa renommée
Pour revenir au sujet dont je me suis écarté Je vais exposer encore les inutiles efforts de quelques uns sur des sujets divers Le même savant racontait que MetellusA...
Seuls profitent du repos ceux qui se consacrent à l’étude de la sagesse Seuls ils viventCar non seulement ils profitent de leur part d’existenceMais ils y ajoutent tout l’ensemble des âgesToutes les années qui ont précédé leur premier jour leur sont acquisesA moins d’être particulièrement ingratsles célèbres fondateurs de ces écoles sublimes sont nés pour nousIls nous ont défriché la vieCes admirables connaissances qu’ils ont tirées des ténèbres et mises à jourC’est par leurs travaux que nous y sommes initiésAucun siècle ne nous est interditTous nous sont ouvertsEt si notre esprit par sa grandeur nous porte à nous affranchir des limites de la faiblesse humaineNous pouvons parcourir les vastes horizons du temps
Je peux discuter avec SocrateÊtre sceptique avec CarnéadeJouir du repos avec Épicure Avec les Stoïciens vaincre la nature humaine Avec les Cyniques dépasser son importanceMarcher enfin d’un pas égal avec la Nature elle-mêmeEtre contemporain de tous les sièclesPourquoide cet intervalle de temps si courtSi incertainNe m’élancerais-je pas vers ces espaces immensesEternelsOù retrouver les meilleurs des sages ?
Les insensés qui Sans cesse en démarchesA rendre d’inutiles devoirsSe privant de reposEt en en privant les autresEt qui se seront livrés tout à leur aise à leur manieauront été frapper chaque jour à toutes les portesn’auront oublié aucune de celles qu’ils auront trouvées ouvertescolportant dans toutes les maisons leurs hommages intéressésDans cette ville immense et agitée de tant d’intérêts différents
Combien de personnes auront-ils pu voir finalementCombien de hauts personnages dont le sommeil les débauches ou la dureté les auront éconduits ? CombienAprès l’ennui d’une longue attenteLeur échapperont en feignant une affaire pressante ? Combien d’autresévitant de paraître dans le vestibule rempli de clientsS’échapperont par quelque issue secrèteComme s’il n’était pas plus malhonnête de s’esquiver que de refuser sa porte
Combien à demi endormisLa tête encore lourde des excès de la veille Combien entrouvriront à peine les lèvres pour balbutierDans un bâillement dédaigneuxCe nom que leur esclave leur souffla mille fois à l’oreilleCelui de ces malchanceux qui ont hâté leur réveil Pour venir attendre le réveil des autres
Mais ceux qui tous les jours ont avec les Zénonles Pythagoreles Démocrite les Aristoteles Théophrasteet tant d’autres précepteurs de la morale et de la science Des relations familièresintimesCeux-là nous pouvons le dire s’attachent à leurs véritables devoirs
Aucun de ces sages ne refuse de les recevoirAucun ne renvoie ceux qui sont venus à luiPlus heureux et plus affectionnés à sa personneAucun ne souffre que vous sortiez de sa compagnie les mains videsLeur porte est ouverte à tousNuit et jour
Aucun d’entre eux ne vous forcera à mourirTous vous en apprendront le secretAucun ne vous fera perdre des annéesChacun y ajoutera les siennes
Nul ne vous compromettra par ses discoursEt aucun dont l’amitié vous mettra en dangerAucun ne vous fera payer cher sa faveur
Vous retirerez d’eux tout ce que vous voudrez Il ne tiendra pas à eux queplus vous aurez puisé à cette source abondanteplus vous y puisez de nouveauQuelle joieQuelle vieillesse sereine est réservée à celui qui s’est mis sous leur patronageCar il aura des amis avec lesquels il pourra juger des plus grandes Comme des plus petites affairesRecevoir tous les jours des conseilsEntendre la vérité sans offenseL’éloge sans flatterieIl pourra les prendre pour modèles
On dit souvent qu’il n’a été donné à personne de choisir ses parentsLe sort seul nous les donneIl y a pourtant une naissance qui dépend de nousIl existe des familles d’illustres géniesA laquelle voudrez-vous appartenir ?
Vous y serez adopté Et non seulement son nom mais ses richesses seront les vôtresEt pour les conserver Ni avarice Ni sordides économies nécessairesElles augmenteront d’autant plus que vous en ferez part à plus de monde
Ces grands hommes vous ouvriront la voie de l’éternitéEt vous élèveront à une hauteur d’où personne ne saura vous faire retomberTel est l’unique moyen de prolonger une vie mortelleEt plus De l’échanger contre une immortelle HonneursMonumentsTout ce que l’ambition obtient par décretsOu qui se construit de ses propres mainss’écroule bien viteLe temps ruine toutEt renverse en un moment ce que lui-même a consacré
Or la sagesse est à l’abri de ses atteintesAucun siècle ne pourra ni l’abolirni la diminuerL’âge suivant et par contiguïté tous les âges qui viendrontAjouteront à la vénération qu’elle inspire Car si la jalousie s’attache aux choses voisinesOn admire plus volontiers celles qui sont éloignées
Ainsi s’allonge la vie pour le sageElle ne se cantonne pas aux limites imposées au reste des hommes
A lui seul Affranchi des lois du genre humainTous les siècles sont soumisComme à un Dieu
Il est maître par le souvenirDu temps passéLe présentIl sait en jouirEt l’avenirIl le possède d’avance
Sa vie est longue car en un point du tempsIl concentre tous les temps
Mais combien courte et inquiète est la vie de ceux qui oublient le passé Négligent le présentEt craignent l’avenirAu moment ultime les malheureux comprennent Trop tardCombien ils ont été longtemps occupés à ne rien faireEt n’allez pas conclure que leur vie soit longueDe ce qu’ils invoquent parfois la mortLa folie les agite de passions désordonnées qui les précipitent précisément vers ce qu’ils craignentAussi ne désirent-ils souvent la mort que parce qu’ils en ont peur
Et ne regardez pas non plus Pour preuve qu’ils vivent longtempsQue le jour souvent leur paraît longEt qu’en attendant le moment fixé pour le souperils se plaignent de la lenteur des heurescar si par hasard leurs activités les délaissent ils sont accablés du temps libre qu’elles leurs donnent
Ils ne savent ni en faire usageNi comment s’en déchargerAussi se cherchent-ils une occupation quelconqueet dans l’intervalle toute durée leur pèseCela est si vrai que si un jour a été annoncé pour un combat de gladiateursou si la date de tout autre spectacle ou de divertissement est attendueIls voudraient sauter tous les jours intermédiairesDès qu’il attendent tout délai est trop longMais le moment après lequel ils soupirent est court et fugitifet leur amour le rend plus bref encore d’un objet ils passent déjà à un autreIls ne peuvent se fixer en un seul désirPour eux les journées ne sont pas longues mais détestablesEt au contraire combien les nuits leur paraissent courtesQue leurs orgiesrapetissentEt leurs orgies beaucoup trop éphémères
Aussi les poètesdont la folie attise avec des inventions les divagations des hommesOnt-ils imaginé un Jupiter Ivre des délices d’une nuit adultère En doubler la durée
N’est-ce pas enflammer nos défauts que de les attribuer aux DieuxEt de donner pour excuse à nos désirs l’exemple des excès des Dieux ? Pourraient-elles ne pas leur paraître courtes ces nuits que ces dissolus achètent si cher ?
Ils perdent le jour dans l’attente de la nuitet la nuit dans la crainte du jour
Leurs plaisirs mêmes sont anxieuxLes gens affairés sont remplis de mille appréhensionsEt au milieu de leur joie surgit chaque fois cette pensée inopportune : Combien de temps cela va-t-il durer ?Maigre réflexion qui a souvent fait gémir sur leur puissance les roismoins enchantés par leur grandeur présente qu’épouvantés par l’idée de la perdre un jour
Lorsque dans des plaines immenses il déployait son armée Si nombreuse que ne pouvant en faire le compte il la mesurait par l’étendue du terrain qu’elle couvraitL’orgueilleux Roi des Perses fondit en larmesen songeant que de tant de milliers d’hommes à la fleur de l’âgeaucun n’existerait plus dans cent ansMais lui Xerxèsqui les pleurait ainsices mêmes hommesil allait dans un temps très court les faire tuer Soit sur terre soit sur merOu dans le combat ou dans la fuiteEt détruire tant d’existences pour lesquelles il redoutait la centième année
Pourquoi leurs joies mêmes sont-elles si inquiètes ?C’est qu’elles ne reposent pas sur des bases solidesEt la même légèreté qui les a fait naîtreles désorienteQue doivent être les moments malheureux de leur vieComme ils les appellent eux-mêmes Si ceux dont ils sont si fiers et qui paraissent les élever au-dessus des autressont si emmêlés ?
Les meilleures choses n’épargnent pas les soins qu’on leur donneEt la chance la plus grande est celle à qui l’on doit moins se fierLe bonheur pour s’affermir a besoin du bonheurEt pour les vœux exaucés il faut faire d’autres vœuxTout ce que le hasard vous donne est peu stablePlus il vous élève Plus haut il vous pend
Personne n’aime ce qui peut tomberAussi est-elle non seulement très courtemais aussi très malheureuse la vie de ceux qui se procurent à grande peinece qu’ils ne peuvent conserver qu’avec des peines plus grandes encoreIls obtiennent difficilement ce qu’ils désirentEt possèdent avec inquiétude ce qu’ils ont obtenu
En attendant A ne tenir plus aucun compte d’un temps qui ne reviendra plusA d’anciennes activités ils en substituent de nouvelles Une espérance accomplie en demande une autreEt l’ambition appelle l’ambitionOn ne cherche pas la fin de ses peinesOn en change seulement l’objetS’est-on obsédé de parvenir aux honneursOn perd plus de temps encore aux fins d’y faire arriver les autres
CandidatsUne fois parvenus à la fin de nos menéesNous commençons à quémander pour un autreAvons-nous déposé la fâcheuse fonction d’Accusateur Nous aspirons à celle de JugeA-t-on cessé d’être JugeOn cherche la QuestureA-t-on vieilli à gérer en mercenaire la richesse d’un autreMaintenant gérer la sienne absorbe tout entier
Marius abandonne-t-il le costume de soldat ? C’est pour devenir ConsulQuintius veut-il vite se défaire de la charge de dictateur ?On l’arrache bien vite à ses charrues et à ses champsScipion marche contre les CarthaginoisTrop jeune pour une si grande actionVainqueur d’HannibalVainqueur d’AntiochosIl brille durant son ConsulatIl assure celui de son frère On l’aurait placé aux côtés de JupiterS’il ne s’en était défenduPlus tard des factieux ne l’en poursuivront pas moinsEt celui dont les jours de jeunesse avaient été tellement honorés Se contentera de mettre dans l’exil à vie l’ambition de ses vieux jours
Jamais ne vous manquerontdans le bonheur ou dans l’infortuneLes soins et les soucisEt cet affairement vous interdiraLe repos toujours désiréEt jamais obtenu
Ecartez-vous donc de la fouleTrès cher Paulinuset après que vous avez été lancé dans l’espace de votre vieQu’un port plus tranquille vous recueille enfin
Songez à combien de fois vous avez bravé les flotsCombien vous avez supporté de tempêtes privées Ou quand elles étaient publiques combien de tourmentes vous avez pris sur vousVotre vertu s’est suffisamment montrée dans le travail et l’anxiété Faites l’expérience de ce qu’elle peut faire dans le reposEt si la plus grande et meilleure part de vos jours a été consacrée aux choses publiquesGardez-en aussi un peu pour vous
Ce n’est pas vous inviter à un repos fait d’inertie ou de négligence Ce n’est ni dans le sommeil ni dans les plaisirs adorés de la foule que je veux plongerCe qu’il y a en vous de vivacité d’âme Vous n’allez pas vous reposerVous allez trouver des affaires plus grandes encore que tout ce que vous avez eu à faire jusque ici Et qui seront à traiter loin des tracas et des soucis
Vous administrez les revenus de l’univers avec le désintéressement qu’exigent les revenus d’autruiEt avec autant de zèle que si c’étaient les vôtresAussi religieusement que si c’étaient ceux de l’Etat Vous savez attirer l’affection dans une position où il est difficile d’éviter la rancœurEt pourtantCroyez-moimieux vaut s’occuper à régler les comptes de sa vie que ceux des comptes publics
Cette force d’espritcapable des plus grandes choses Cessez de la consacrer à un ministèrehonorable sans doutemais peu apte à rendre une vie heureuse(appliquez-la désormais à vous-même)Et songez que si vous vous êtes dévoué assidûment depuis l’enfanceA de nobles études Ce n’était pas pour devenir le gardien fidèle De plusieurs milliers de mesures de bléVous promettiez de plus grandes et de plus hautes espérances
On ne manque pas d’hommes qui joignent au goût du travail une intégrité scrupuleuseParce qu’elle est lente la bête de somme est plus à mêmede porter un fardeau que des chevaux de raceQui oserait ralentir une vive et généreuse allure sous une lourde charge ? Imaginez en plus combien de soins entraîne cette responsabilitéC’est à l’estomac de l’homme que vous avez à faireUn peuple affamé n’entend pas raisonEt l’équité ne saurait ni le calmerni les prières le fléchir
Il y a peuDans les quelques jours qui suivirent immédiatement la mort du César CaligulaEt si jamais on puisse conserver aux Enfers un sentimentCombien il devait regretter de laisser le peuple romain lui survivreIl ne restait de subsistances que pour 7 ou 8 joursEt tandis qu’il construisait des ponts en assemblant des naviresEt qu’il se faisait un jouet des puissances de l’EmpireNous étions proches de subir le dernier des malheursLe même que pour des assiégésLa famineLa famine et la ruine de toutes choses Qui en est la conséquence Voilà ce que coûtaitCette imitation malheureuse et superbeD’un roi fou et étranger
Dans quelle situation d’esprit durent être les magistrats chargés des approvisionnements publics !Menacés par le fer des pierres ou du feu Par Caligula mêmeIls prirent grand soin de dissimuler le mal qui couvait
C’était agir sagementIl y a des malades qu’il faut soigner en les tenant dans l’ignorance de leur malBeaucoup sont morts de l’avoir connu
Cherchez donc un refuge dans des occupations plus tranquilles plus sûres plus hautes.
Vos soins à ce que les arrivages du blé s’effectuent sans fraude ni négligencePour qu’il soit soigneusement emmagasiné dans les greniersde peur qu’il tourne et se gâte par l’humiditéPour que la mesure et le poids s’y retrouventPensez-vous que ces soins puissent être comparés à ces études sublimes et sacrées qui vous vont vous révéler la nature des dieux leurs plaisirsleur conditionleur forme Qui vous feront connaître le sort qui attend notre âmeEt le lieu où nous placera la nature une fois démunis de notre corpsEt quelle puissance soutient au milieu de l’espaceles éléments les plus lourdsSuspend au-dessus les plus légers Et vient placer le feu au sommet de la sphère Lançant les étoiles sur leur cheminProduisant tellement de phénomènes emplis de merveilles ?
Voulez-vous vous élever en esprit jusque là ? Maintenant votre sang est encore chaudEt vous êtes dans la force de l’âgedirigez-vous vers ces objets dignes de votre préférence.
Ce qui vous attend dans ce genre de vie Ce sont de des sciences diverses et généreusesL’amour et la pratique de la vertul’oubli des passionsl’art de vivre et de mourirle calme inaltérableDes grandes choses
La condition de tous les gens affairés est malheureuseEt plus malheureuse encore celle de ceux qui travaillent aux occupations d’un autreDormant au sommeil d’un autreMarchant au pas d’un autreAimerDétesterLes plus libres des affectionsSont pour eux des obéissances
S’ils veulent savoir ceux-là combien leur vie est courteQu’ils pensent à la portion d’existence qui leur revientVous pouvez les avoir souvent vus revêtus de la robe des maîtresVu leur nom célébré sur le forumN’en soyez pas jalouxIls ont damné leur vie pour celaPour la satisfaction d’attacher leur nom à une annéeIls auront usé toutes les autres
Quelques uns brûlants d’ambition y laissent dès les premières luttesTout leur tempsD’autresQui sont parvenus à force d’indignitésAux plus grands honneurs sont saisis de la misérable pensée qu’ils n’ont travailléQue pour un titre sur une tombeEt puis il y a un tel vieux décrépitPris de nouveaux espoirs qui ne conviennent qu’à la jeunesseQui succombe de faiblesseAu milieu de grands et d’improbables efforts
Honteux ce vieillard quiDans d’obscurs plaidoyers Lâche son dernier souffleDevant un auditoire ignorant dont il mendiait l’admiration
Honte à celui qui Lassé de vivre plutôt que de travailler S’effondre au milieu de son métier
Honte à quiEn pleine agonie S’obstine à surveiller ses comptesEt devient la risée d’un héritier qu’il a longtemps fait attendre
Je ne peux taire ici un exemple qui se présente à mon esprit :Turannius était un vieillard actif et diligentA 90 ans passés ayant reçu de CaligulaSans la demander Sa mise à la retraiteIl se mit au litEt voulut que sa famille l’entourât Et le pleurât Comme s’il était mortEt tous ses gens s’affligeaient pour le vieux maître condamné au reposEt les lamentations ne cessèrent que lorsqu’il fut rendu à ses fonctionsEst-il donc si doux de mourir occupé ?
Nous sommes presque tous faits pareils La passion du travail survit au pouvoir de travaillerOn lutte contre la faiblesse du corpset la vieillesse ne parait fâcheuse que parce qu’elle éloigne des affairesLa loi dispense à 50 ans de porter les armesà 60 ans de siéger au SénatEh bien les hommes ont plus de peine à obtenir le repos d’eux-mêmes que de la loi
Et tandis qu’ils sont entraînés et entraînent les autresQu’ils s’arrachent au calme les uns les autresQu’ils se rendent mutuellement malheureuxLa vie passe sans fruitSans plaisirSans aucun profit pour l’âme
Pas un ne met la mort en perspectivePas un qui ne porte au loin ses espérancesQuelques-uns même règlentPour le temps où ils ne seront plusLa construction de vastes tombeauxLes monuments publics à dédicacer à leur nomTout l’attirail d’orgueil enfin de magnifiques obsèquesLorsqueLeurs funérailles devraient se tenir comme s’ils avaient très peu vécuEt se faire à la maigre lueur des torches et de ces chandelles qu’on destine aux enfants