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Maldereve

Maldereve
Author: Laurent Nef
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© 2020 Nefal Prod
Description
Un combat ultime se prépare dans le monde fantastique de Maldereve. Les pièces du puzzle se mettent en place pour mener à une issue que personne ne peut prévoir. Suivez les aventures de la Mapurna, de Randt et Axelle, du roi Fermat, du peuple Hallouis ou des créatures O'guf'n au travers de cette vaste saga.
30 Episodes
Reverse
Cette nuit encore, Penola sort dans son jardin. Elle en ouvre la petite porte et se dirige lentement vers le bois. Elle s’y rend chaque nuit. Elle ne craint aucune des créatures féroces qui la peuplent, ni le poids de l’obscurité, ni les cris lointains. Les terribles cheyrax, vautours géants aux griffes de tigres, s’éloignent des bois à son arrivée. Les mignets, farfadets friands de chair humaine aux crocs acérés, se terrent dans leur refuge. Elle se place sur la plaque de marbre phosphorescente, gravée de signes indéchiffrables. Elle baisse la tête et ouvre les bras en grand. Observée par quelques créatures dissimulées dans les herbes, elle se soulève d’un mètre par enchantement. Ses habits tombent en cendre à ses pieds. Elle se retrouve nue, offerte en silence aux yeux de la forêt qui l’épie. Elle se sent une proie facile pour tout prédateur. Mais elle n’est pas inquiète. Elle est l’amante d’un démon puissant. Nul ne saurait s’en repaître sans crainte de vengeance.Soudain, un géant apparaît devant elle. Il est nu également. Sa force physique s’exprime dans chacun de ses mouvements. Il pourrait la briser d’une main, mais une étrange douceur émane de ses gestes, comme pour préserver sa fragile amante. Fasciné par sa beauté et sa douceur, l’être l’étreint, la possède brièvement avec passion, avant de disparaître. Allongée sur le sol, bouleversée, elle reprend conscience. Elle se sent gênée par sa nudité. Elle repart en courant dans sa demeure, laissant derrière elle le théâtre de son idylle nocturne. Demain, un jour, plus tard, contre toute volonté elle partira de nouveau sur la plaque de marbre rejoindre son amant mystérieux pour l’aimer en secret.Quelques mois plus tard, de cet amour infernal naîtra Elderoden, son fils. Dès lors, elle n’aura plus jamais aucun contact avec son amant et finira même par s’interroger sur son existence. Elderoden sera élevé par sa mère seule. Il grandira comme n’importe quel enfant, bercé par l’amour maternel. A l’adolescence, son apparence physique trahira pourtant son origine. Grand et plus fort que la moyenne, connaissant d’instinct les rudiments du combat, il aura conscience de sa différence. Il voudra connaître l’identité de son géniteur, mais ses recherches resteront stériles. Toutefois, elles développeront chez lui le goût du voyage et de l’exploration qui l’amèneront à visiter d’anciennes bibliothèques, des laboratoires désertés, de rencontrer des savants érudits et quelques mages. Il finira par acquérir des connaissances dans la magie et les forces occultes, qu’il mettra au service de son ambition dévorante.Il ne reviendra jamais sur le lieu de sa naissance. Sa mère s’éteindra dans l’indifférence de son fils, dont plus personne ne connaîtra le destin. Certains prétendront que son pouvoir et l’absence cruelle de père l’auront conduit à une haine destructrice. Il demeure que Elderoden sera reconnu pour ses pouvoirs et craint par tous, puis sera oublié jusqu’à son retour inattendu.
Ce soir, comme chaque soir depuis des années, Elderoden marche lentement dans les couloirs d’un ancien monastère désaffecté où il a pris refuge. Les jours passés ont marqué le visage du sorcier. Des jours qui ont rempli son existence de néant. Jadis, il était craint par les plus grands des mages. Son ambition était démesurée et nul ne pouvait entraver sa route. Ce ne sont pas ses pouvoirs qui l’ont abandonné. Il s’est affaibli, perdu dans sa détresse. Aucune quête, aucun trésor, ne semblent pouvoir lui apporter le réconfort. Il s’est mis en retrait et entretient le souvenir de la dernière flamme qui le retient à la vie. Une flamme lointaine qui brille d’autant plus fort qu’il ne vient pas l’altérer par sa présence.Du fond de sa tanière, il perçoit les mouvements du monde, qui ne le touchent pas. Les guerres stériles entre les royaumes, la vanité des souverains et celle encore plus criante de leurs sujets. Parfois, des combats lui redonnent le goût de la victoire. D’autres fois, des mystères se présentent à lui et lui font espérer qu’il ne connaît pas déjà tous les enchantements, toutes les sources, tous les recoins cachés de cette terre. Mais cette curiosité disparaît bien vite.Il a souvent été l’objet d’attaques impromptues de la part d’intrus qui le croyaient trop affaibli, pour lui dérober ses livres rares ou ses armes enchantées. Ou obtenir la gloire d’avoir abattu un mage légendaire. Le dernier en date, un jeune sorcier plein d’espoir, avait projeté vers lui des jets d’antimatière. Elderoden prit un plaisir raffiné à les éviter et à faire cesser cette attaque d’un coup d’épée entre ses deux yeux. Sans même user de magie.Ce soir, de nouveau, il pressent qu’il aura de la visite. Le bruit de bottes sur le carreau de la cour centrale confirme son sentiment.En voilà un autre qui veut se mesurer avec moi, se dit-il. La discrétion même…!Il relève ses manches et se prépare au combat. Le visiteur apparaît devant lui et s’immobilise. Le sorcier le reconnaît aussitôt.Oh…c’est toi, Randt, dit le sorcier.Il s’approche de lui, avec méfiance.Quelles sont tes intentions ? Cela remonte à loin…Oui. Bonjour Elderoden. Je sais ce qui te tourmente, lui répond-il.Elderoden ne se laisse pas troubler par cette affirmation. Pourtant, il n’en demeure pas moins affecté.Et que crois-tu savoir ?Je sais que depuis des années, ton cœur se consume à cause d’un amour impossible. Celui que tu as choisi délibérément de ne pas vivre. Ton isolement t’enferme dans une détresse qui te détruit.Tu ne sais rien, lâche-t-il avec une émotion dans la voix. Puis il se ressaisit : Que veux-tu ?Il est un objet magique, que je porte avec moi, et que je souhaite te confier. Nul ne doit entrer en sa possession. Je veux que tu le protèges pour moi.Pourquoi ferais-je cela ?Que ferais-tu pour préserver celle qui t’est si chère ?Baissant la tête, Eldoreden répond :N’importe quoi…mais quel rapport ?Le visiteur continue : Tu sais qui je suis. Nous avons combattu ensemble par le passé. Si je suis ici c’est que je te crois le seul capable de garder cet objet en sécurité pendant mon absence.Je sais que je peux te faire confiance, Randt…mais qu’ai-je à y gagner ?En échange, je peux te conduire à elle. Je sais où elle est.Je me suis efforcé de perdre sa trace depuis bien longtemps pour la laisser vivre sa vie, pour qu’elle connaisse ce que je ne pouvais lui offrir. Pourquoi voudrais-je la retrouver maintenant ?Car c’est maintenant qu’elle a besoin de toi, de ta magie et de ta protection. Elle se meurt.Elderoden prend la révélation comme un coup de couteau au coeur. Comment se peut-il que son amour, son unique flamme, puisse un jour s’éteindre ? Il n’avait jamais imaginé que cela puisse se produire, sinon il l’aurait protégée au lieu de disparaître. Mais que ne pourrait-il accomplir pour elle, lui, le plus puissant des mages ?Si tu dis vrai, alors je m’y rendrai sans attendre, et je ne reviendrai jamais ici. Je resterai auprès d’elle. Donne-moi ton paquet, je m’en occuperai, tu as ma parole. Et je te remercie d’être venu me trouver.Elle se trouve au 3, route des Archers à Olipro…bonne chance.Randt pose un large paquet contre le mur et sort de la bâtisse.
Deux jours plus tard, à Olipro, un vieux médecin, vêtu de la veste noire traditionnelle des membres de sa confrérie et portant un sac de cuir à l’épaule, frappe la porte d’une petite maison. Une femme brune, mince, aux cheveux courts, ouvre à l’inconnu. Elle semble fatiguée, mais on perçoit malgré tout la beauté de ses traits et la douceur dans son regard.Oui…c’est pour quoi ? dit-elle avec une voix faible.Je suis médecin, auriez-vous besoin de mes services ?Hélas, je n’ai pas d’argent pour vous payer…mais…oui nous aurions besoin de vous…Peu importe l’argent, répond-il avec un geste de la main. Pour cette fois, vous me paierez avec votre gratitude…et un grand verre d’eau !La femme est surprise et ne sait que répondre. Mais son visage retrouve une lueur d’espoir depuis longtemps éteinte.Qui est-ce ? Dit un homme derrière lui, avec suspicion, en s’approchant du visiteur.Cher monsieur, je suis médecin et je viens apporter mes services.Je lui ai déjà dit que nous n’avions pas d’argent, précise la femme, mais cela ne semble pas poser de problème…Je ne vous ai jamais vu par ici, répond l’homme, dubitatif.Je viens d’arriver et je cherche à constituer ma clientèle, vous comprenez. Vous me paierez un jour si vous le pouvez. Et si vous ne pouvez pas, croyez-moi, ce n’est pas bien grave.L’homme hésite puis, se décide à le laisser entrer.Ah…bien…alors c’est la providence qui vous envoie. Venez avec moi…c’est en haut.Le mari monte les marches rapidement, le coeur battant, suivi du médecin et de sa femme. Il ouvre une porte couverte de motifs de couleurs vives puis entre dans la chambre sans faire de bruit. Contre un mur, dans un petit lit, une fillette repose, les yeux fermés. En la découvrant, Elderoden sent sa gorge se nouer. Elle a le teint pâle et les cernes très marquées.Cela fait maintenant deux semaines que Safinéia, notre fille, ne peut plus se lever et à peine manger. Elle respire difficilement…nous avons fait venir un médecin mais il n’a rien pu faire. Nous ne savons plus quoi faire maintenant. Nous attendons la saison du Palais des Réponses mais c’est tellement loin. Nous avons si peur de la perdre ! dit la femme avant d’éclater en sanglot dans les bras de son mari.Bien…puis-je vous demander de sortir ? Je vais m’en occuper, demande le médecin.Heu…oui bien sûr.L’hésitation est de courte durée. Les deux parents sortent de la chambre et referment la porte derrière eux. Elderoden s’assied sur le lit de l’enfant. [Musique : Un instant avec Safinéia]Ma petite fille, murmure le sorcier à la fillette endormie en lui prenant la main, je ne te laisserai plus seule. Je suis resté à distance trop longtemps, je t’ai laissé vivre ta vie avec des parents aimants car c’était mieux pour toi. Mais désormais je veillerai sur toi.Il passe sa main sur le front de la fille et chasse le mal d’un geste. Son visage retrouve sa fraîcheur, elle respire de nouveau normalement. Ses yeux s’ouvrent et découvrent l’inconnu penché sur elle avec un sourire.Qui…qui êtes-vous ?Je suis médecin. C’est fini, Safinéia, tu es guérie maintenant, tu te sens bien ?Oui…où est maman ?Entendant la voix de leur fille, ses parents entrent dans la chambre et se précipitent sur elle, les yeux humides de bonheur. Les retrouvailles sont émouvantes. Elderoden ne peut prononcer un seul mot devant ce spectacle de joie. Mais il lui faut conserver son rôle jusqu’au bout.Merci, docteur, merci. Je ne sais pas comment vous remercier pour ce que vous avez fait !Ce n’est rien…permettez-moi tout de même de revenir de temps à autre pour vérifier que tout se passe bien ?Bien sûr, vous serez toujours le bienvenu !Très bien alors je vous laisse…et prenez soin d’elle !Merci, merci, lui dit la femme en serrant sa fille contre elle.Il regarde encore un fois cette petite fille dont la blondeur et les grands yeux clairs lui rappellent l’enfant qu’il était. Son subterfuge lui a permis de ne pas être reconnu par la femme qu’il avait aimée. Il a appris l’existence de sa fille, longtemps après sa naissance, et avait décidé de ne pas intervenir pour lui laisser la chance de grandir avec deux parents aimants, ce qu’il n’avait jamais vécu. Mais cet éloignement lui avait coûté, quoi qu’il ait pu en penser. Désormais, il pourra exister à ses yeux et lui apporter ses bienfaits sans remettre en cause sa décision initiale. Cette petite flamme, sa faiblesse et son trésor, est désormais saine et sauve. Elderoden, rendu méconnaissable par métamorphose, sent revenir à lui un souffle vital, comme au sortir d’une longue pénitence. Il retrouve un équilibre, reprend corps avec lui-même. Renforcé par son amour, il retrouve son ambition et sa soif de puissance. Il sait que ce secret est sa faiblesse, pour qui voudrait l’atteindre, et qu’il devra toujours le dissimuler.Arrivé chez lui, dans une humble demeure située au coeur du village, il regarde le paquet confié par Randt. Il commence à en arracher le papier protecteur pour découvrir son contenu.
Scape le voleur se tient devant la petite masure. Dans la nuit, il se glisse près de la fenêtre et regarde au-dedans. Un vieil homme dîne d’une maigre soupe à la lueur d’une bougie. Dans son regard, la vie a presque déjà disparu. Ses yeux vitreux perçoivent à peine la flamme qui danse auprès de son repas misérable. Il peut à peine soulever son bras pour s’alimenter. La faible lumière donne encore quelques couleurs à sa peau grise.Il n’y a aucun bien qui puisse intéresser un voleur en quête de butin. Il regarde avec dédain le vieil homme et s’apprête à partir. Mais une lueur rouge attire tout de même son attention. Sur la table, une petite boite ouverte, posée précieusement devant le vieillard, d’où émane une lumière d’un rouge vif. « Un rubis », se dit-il tout bas, un malin sourire aux lèvres. Le seul bien de valeur dans cette pauvre demeure, que l’homme tient à ses côtés, comme l’ultime espoir qui l’attache encore à ce monde. Il s’approche de la porte et donne un violent coup de pied pour l’ouvrir et crie « Tu restes où tu es, le vieux, et il ne t’arrivera rien !» puis il se précipite sur la boite, devant les yeux médusés du pauvre homme qui n’a pas le temps de prononcer un mot. Il s’en saisit, la place dans son sac, et repart sans se presser, en vérifiant que personne ne l’a vu sortir de la maison.Quelques heures plus tard, de retour chez lui, il vide son sac sur une grand table de bois. La nuit a été prolifique : des pièces d’or, de l’argenterie, et cette étrange boite. Il l’ouvre pour contempler le rubis, estimant par avance combien il pourra en tirer. Il ne découvre qu’une petite fiole contenant un liquide rougeâtre luisant. « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? », se demande-t-il. Il l’ouvre et l’approche de ses narines. Une odeur âcre les pénètre. Il la referme d’un coup en grimaçant, et la replace dans sa boite. Il redresse la tête et découvre stupéfait le vieil homme devant lui, qui le regarde avec un doux sourire. Il fait un bond en arrière, surpris de la présence de cet intrus. Il n’aurait pas cru qu’il puisse se déplacer à cette vitesse, ni qu’il aurait retrouvé sa demeure.Je crois qu’il est grand temps de reprendre ma forme d’origine…dit le vieillard. Où est ma fiole ? Ah, la voici ! Parfait…nous y sommes presque, dans la tradition ancestrale des mages Valteurs, dit-il en riant. Ne craignez rien, c’est rapide.Scape sort un poignard, se jette sur l’homme et tente de le transpercer. Il esquive le coup en tournant sur lui-même. Le mouvement déséquilibre le voleur. Il s’appuie maladroitement sur la table qui se renverse sous son poids. La fiole roule, tombe et explose sur le sol, répandant le mystérieux liquide autour d’elle dans une projection de verre. Le voleur reçoit quelques gouttes sur son visage, qui pénètrent la peau, provoquant une vive douleur. Cependant, Scape se ressaisit et assène un coup de couteau au ventre du vieil homme, qui s’effondre aussitôt. Mais il respire encore. Il s’agenouille pour lui trancher la gorge, place le couteau contre le cou et d’un geste vif, ouvre la peau pour laisser couler le sang.Mais la confusion se fait dans son esprit. Il se sent soudain écrasé au sol avec une douleur vive dans l’abdomen et une incapacité à respirer. Que se passe-t-il, qui a bien pu l’atteindre ? Il voit le vieillard s’approcher de son visage. Il a du mal à le distinguer car son regard est flou et altéré. L’homme lui dit « Je dois dire que vous êtes arrivé au moment parfait, j’avais déjà épuisé toutes les pistes possibles ! ». A vu d’œil, l’homme rajeunit devant lui. Scape regarde ses mains qui, elles, vieillissent rapidement alors qu’il se vide de son sang « Aidez-moi, par pitié… », dit-il dans un souffle. « Hélas mon ami j’ai beaucoup à faire. Votre vie sera mise au service d’un noble usage, soyez-en certain. » Pris de panique, le voleur tente un dernier cri d’effroi avant de subir la morsure fatale de la mort.Elderoden, le sorcier, part d’un pas rapide. Il ressent une énergie nouvelle l’envahir. Sa puissance est de retour. Son ambition est dévorante.
Elle gravit les marches une à une, dans la nuit. Sa chevelure brune inonde son visage et dissimule ses traits, au gré du vent qui la soulève. Elle tient fermement sa longue robe blanche pour mieux franchir les blocs de pierre qui conduisent en haut de la tour en ruine. Une odeur de terre se mêle aux effluves de la forêt humide. La douleur d’un amour perdu est son seul guide. Faut-il s’approcher du ciel obscurci par des nuages immobiles pour y trouver un remède ? Faut-il chercher à l’horizon le signe d’un espoir ou faire entendre son cri pour le rappeler à ses côtés ? Arrivée au sommet, elle hurle l’absence de flamme, le vide, le manque. Elle ouvre ses bras, cherche son contact.Il se tient enfin face à elle. Il lui tend les mains. Elle les saisit sans en ressentir la chaleur bienfaisante. Par contraste, ses propres mains lui semblent douloureusement glacées. Ses larmes lui font perdre la vue. Elle tourne sur elle-même, avec lui, et chante : reviens-moi, reviens-moi ! Telle une incantation, elle recommence encore et encore. Mais malgré ses efforts et ses tentatives, il ne parvient pas à la prendre dans ses bras. Il lui répond, au loin, le même chant, comme un écho fuyant. Puis le chant s’arrête, elle est seule, mais détentrice d’une force nouvelle. Sa robe blanche a disparu. Elle est maintenant vêtue d’une solide tenue de cuir noir, celle d’une combattante. Elle a, fixée dans son dos, une lance surmontée d’une longue lame tranchante. A ses pieds repose une lourde épée, qu’elle soulève et place à sa ceinture. Elle descend les marches, ouvre la porte et sort de la tour.Un vieil homme l’attend à l’extérieur. Elle lui dit : « La cérémonie s’est bien passée. ». Elle lui donne l’épée. Il la regarde, le visage éclairé par l’épée rayonnante et lui répond : « La voici donc. Tout peut commencer. »
Par-delà les roches ciselées des montagnes des Valteurs, siège une forêt immense, dense et infranchissable. Des arbres millénaires aux cimes étourdissantes aiguillonnent le ciel nuageux. De rares gouttes pesantes parviennent jusqu’au sol où l’on pourrait se reposer et contempler ce plafond de branches comme une voûte céleste. De toute éternité, rien ne semble bouger en ce sinistre lieu. Le moindre mouvement se compte en années, pas un vent n’y pénètre, pas une âme n’y vit. Les troncs en sont les maîtres. En son cœur, un marais stagne. Une rivière souterraine doit bien circuler en profondeur pour nourrir ces géants immobiles. Cet amas d’eau croupie qui s’assèche imperceptiblement jour après jour en est le rejeton, fils naturel de la rencontre des courants anarchiques et d’une faille dans la terre.Mais alors que des herbes jaunes tentent de s’y abreuver sans espoir, une forme s’anime et commence à ramper hors de ce lac mourant. Une naissance froide, celle d’un être abject qui s’extirpe d’un ventre stérile. Est-il humain ou animal ? Nul ne saurait l’affirmer, mais il vit, il respire. Il n’est ni enfant, ni adulte. Étendu dans la boue, sur les berges, il ouvre les yeux. Ils sont bleus, ce qui tranche avec la verte noirceur qui l’entoure. Un vent parcourt les feuillages au-dessus de lui, comme un frisson. Le vent chargé de parfums amers traverse les vallées pour venir s’éteindre lourdement contre la porte d’une vieille demeure. Une porte frappée par les coups d’un visiteur inattendu…
Le volcan crache ses flammes dans sa direction. D’un coup de bouclier, le guerrier fait dévier de sa trajectoire le projectile qui lui était destiné. La lave, roulant du sommet de la montagne, vire soudain dans sa direction. Malgré le masque qui recouvre entièrement son visage, il sent sur sa peau une chaleur extrême s’approcher, puis l’entourer. Avant que la lave ne l’atteigne, il saute sur un rocher, plus en hauteur, et évite la morsure fatale. D’autres boules de feu tombent sur lui. Malgré le bouclier, il sent les coups s’abattre pour le frapper davantage. Une pluie de braises fond alors sur lui. Il doit fuir son refuge temporaire. Il bondit de rocher en rocher. L’un d’eux s’effondre et glisse sous son poids. Une main sort des entrailles de la terre, tente de saisir sa jambe alors que rugissent d’autres explosions au sommet. Il aperçoit une silhouette, celle d’un homme qui dirige les flammes vers lui. D’un coup d’épée il tranche le bras-racine qui l’empêchait d’avancer et continue de monter dans sa direction. L’ascension est freinée par les pièges que le sorcier pose devant lui mais ni les flammes, ni la chaleur, ne peuvent empêcher sa progression. A présent, la rivière de lave est derrière lui et les jets de pierre ne peuvent plus l’atteindre. Arrivé au sommet, il voit le sorcier prendre panique et courir pour se mettre à l’abri. Dans sa fuite, il tente quelques incantations mais sans succès. Le guerrier plante fermement son épée au sol et répète le sort qu’on lui a appris : « m’sbrul glaf’n’shet ». Le sorcier n’est plus en mesure de combattre. Il se sent perdu. Effrayé par sa mort proche, il le met en garde :Ne me tue pas ! Un danger bien plus grand nous attend, je peux vous aider ! Dans la tablette de Chetun, tout est écrit ! Le guerrier s’approche de lui, sa lance prête à s’abattre sur son crâne.Explique-toi, lui dit-ilLa tablette de Chetun, elle m’a été confiée par un étranger. Pitié, ne me tue pas, lui répond le sorcier en pleurant Où est-elle ?Elle est dans ma demeure…vous ne pourrez pas la trouver sans moi…je dois t’accompagner, dit-il en montrant de la main une des parois du volcan.Le guerrier prend un instant de réflexion. En temps normal, il se débarrasserait de lui sans attendre, mais l’objectif de sa venue est d’obtenir cette tablette. Peut-être aura-t-il encore besoin de lui ?Le sorcier profite de ce temps pour tenter un dernier sort et l’aveugler. Le guerrier détourne le visage et abat sa lance sur lui. Le corps du vieil homme tombe lourdement à terre, le visage couvert de sang.Il sort de son sac une poudre grise qu’il jette autour de lui. Elle est emportée par un vent soudain qui vient recouvrir une des parois de la montagne, révélant l’entrée de la demeure du sorcier. Il pénètre et découvre une multitude d’objets, de pots, de bols de poudres rares, de pierres précieuses et de pièces d’or. Il remplit son sac en sélectionnant avec soin son butin. Posée dans une pièce adjacente creusée dans la roche se trouve une petite plaque d’argile, gravée de signes mystérieux, comme un dialecte ancien. Pour mieux l’admirer, le guerrier retire son masque. Sa peau est blanche et tranche avec la chevelure brune qui entoure son visage. Axelle enveloppe la tablette d’un morceau de tissu et la range soigneusement dans son sac, avant de repartir. La tablette est enfin en sa possession et livrera bientôt tous ses secrets.
Axelle sort de la forêt et examine le paysage à l’horizon. Un paysage sinistre, une beauté sombre et silencieuse. Au cœur de Malderève, nul ne peut arriver ici par hasard. En contrebas, les ruines du château millénaire où réside le vieux Randt. Elle revient vers lui sa mission accomplie, avec la tablette tant convoitée.Elle descend vers le château, passe par d’anciennes salles écroulées. Ses pas résonnent devant les escaliers descendant aux grottes inférieures, fermées à tout jamais. Elle passe devant des allées aux herbes folles et des statues aux visages presque effacés, avant d’arriver à l’aile encore habitable. Randt l’attend debout à l’entrée. Elle s’approche de lui sans un mot et sort le précieux objet de son sac, qu’elle lui confie. Ils s’engouffrent dans la demeure. Elle le suit, jette son sac à terre et se laisse tomber sur un vieux fauteuil. Elle regarde le vieux sage faire l’inventaire. Entre eux, il n’est pas souvent besoin de mots pour se comprendre. Tout s’est passé comme prévu ? As-tu récupéré les fioles de Lophiz comme je te l’avais demandé ? Ah, parfait. Et l’or ? Très bien. Maintenant, regardons de plus près cette fameuse tablette.Tu verras, répond la jeune femme, il est en excellent état pour un artefact aussi ancien. C’est une vieille langue, que je n’ai jamais vue. Son gardien m’a dit qu’un étranger lui avait remise. C’était peut-être une ruse. Mais il semblait effrayé. Il l’installe sur un pupitre et commence à la parcourir, en toute hâte.En effet, c’est une écriture Arbaïque, il est peu de gens capables de la traduire. Le fait est que je maîtrise parfaitement ce dialecte. C’est celui des fondateurs de ce château, d’ailleurs, qui vivaient en Malderève il y a fort longtemps.La lecture finie, il s’assied dans un fauteuil en face d’Axelle. Elle garde le silence, pour lui permettre de conduire sa réflexion. Après quelques minutes, il s’adresse à elle.Tous les signes que nous avons reçus, corroborés par cette ancienne tablette, ont une cohérence rare. Cela confirme nos craintes, et ce lointain récit le démontre, dit-il. L’avenir est mouvant, mais il parait que des forces supérieures en tracent les grandes lignes. Nous sommes au centre d’un conflit qui nous dépasse totalement et ce nouvel indice nous oriente sur la conduite à tenir maintenant. Il existe une arme unique que nous devons retrouver.Quand pouvons-nous partir ? Sais-tu par où commencer ? Demande la guerrière, enthousiasmée par l’idée d’un nouveau voyage.Je crois avoir une idée. Mais ce sera un long voyage, difficile, et j’aurai grand besoin de tes talents. Et même quand l’arme sera en notre possession, nous devrons lutter contre les ignares et les imbéciles qui chercheront à nous en empêcher. Rien n’est encore fait.Ce n’est pas ça qui va nous arrêter…nous en avons déjà vu !Dans ce cas, partons demain. Je vais t’expliquer précisément ce qui nous attend et ce que nous allons faire.Plus tard, Axelle prépare ses affaires. Elle répare sa lance, abîmée et souillée pendant le combat, fixe sa dague à sa ceinture. Cette mission présente un danger supérieur à tout ce qu’elle a pu connaître. Leurs pouvoirs combinés pourront sans aucun doute y venir à bout, se dit-elle.
Capitale d’Altéra, dans les ruelles pavées et sombres de la ville basse. Randt et Axelle pénètrent dans une petite boutique, accueillis par un marchand, petit homme moustachu et ventripotent, qui les accueille avec une amabilité forcée :Bienvenue dans ma boutique, voyageurs ! Vous êtes au bon endroit si vous souhaitez vous porter acquéreur d’un animal rare. Vous semblez venir de loin, vous avez fait bon voyage ?Vous n’imaginez pas le voyage qui nous a menés jusque dans votre belle cité, répond Randt. Il paraît que vous avez quelques animaux vivants ?Non, on vous aura mal renseignés…pas de vivants mais « empaillés » comme on dit. Vous profitez de la beauté de la bête sans la gêne qu’elle représenterait vivante. La gêne…ou le danger ! Tenez, je vois que vous regardez cette tête de Cralax, c’est ma pièce maîtresse ! Il n’aurait fait de vous qu’une bouchée ! Trois yeux pour voir derrière lui, des oreilles placées bien haut et orientables à souhait, des narines au niveau du cou et les dents…nous avons conservé toutes ses dents ! Deux rangées de dents aiguisées pour déchiqueter ses proies. Le corps n’était pas récupérable, c’est dommage. Vous savez que le seul moyen de rendre cet animal inoffensif est de lui couper la tête et de faire exploser son corps en même temps. Sinon, une nouvelle tête repousse. C’est aussi sa façon de naître, c’est pourquoi il y a toujours le même nombre de Cralax au monde. Mais là, on peut être sûr qu’il y en a un de moins, du coup ! Je ne l’ai pas vendu, c’est rarissime et très cher. Il faut être très riche pour l’acheter. Vous avez quels moyens ? Pour un plus petit budget, j’ai aussi ses griffes montées en collier…C’est intéressant oui, mais cela me semble particulièrement dangereux, non ? Intervient Axelle.C’est dangereux mais rassurez-vous, nous en retirons le poison qu’il sécrète naturellement. Et je le garde en sécurité dans mon atelier. Il serait trop dangereux de le jeter n’importe où ! Vous savez, c’est un métier qui requiert beaucoup de précision, pas à la portée de n’importe qui ! Je ne voudrais pas tuer mes clients, tout de même ! Mais à vrai dire, ceux qui en sont morts ne sont jamais venus se plaindre ! Ajoute-t-il dans un éclat de rire.Merci cher monsieur, ce serait effectivement un bel achat…nous allons devoir y réfléchir.Allez, c’est pour plaisanter, ne partez pas si vite ! Vous êtes sûr que vous ne voulez pas regarder mes oiseaux ? J’ai un modèle exceptionnel de Gileffe naine, avec toutes ses plumes ! Bien, je n’insiste pas. Merci en tous cas de votre visite, revenez quand vous voudrez !Les deux voyageurs sortent de l’échoppe et descendent la ruelle en direction du centre.Cette information nous avait couté, mais elle était donc vraie. Après toutes ces fausses pistes, nous savons où trouver l’ultime ingrédient, dit Axelle.Oui, mais le localiser n’est pas le plus difficile…Le soir, au centre du village, dans la taverne, Axelle et Randt se sont assis en silence. Axelle, les yeux sombres, fixe le liquide de son verre. Randt regarde autour de lui, comme dans l’attente d’une arrivée imminente. Leur voyage a déposé sur leurs manteaux une épaisse poussière brune. Ils dénotent, au milieu de cette assemblée de villageois. Malgré la froideur de son attitude, Axelle a la beauté de son âge, tandis que Randt porte sur son visage le poids des années. Ils sont restés assis depuis une heure sans rien dire, buvant patiemment leurs boissons. Randt finit par lui dire : “Bien, c’est fait, nous pouvons y aller maintenant. Tout s’est déroulé comme prévu.”Quand le serveur passe à côté d’eux, la fille l’interpelle et lui demande :Sais-tu où nous pourrions nous procurer des provisions, pour un long voyage.Il y a une échoppe en descendant la rue. Elle est fermée à cette heure-ci, mais vous y trouverez tout ce que vous voudrez demain.Nous ne pouvons pas attendre, lui répond-elle. Bien…je….je vais voir ce que je peux faire pour vous, attendez-moi ici.Cela ne prend pas longtemps de réveiller le commerçant, qui dort à quelques maisons de là, pour ouvrir son échoppe. Ils remplissent leurs sacs et versent quelques pièces en guise de paiement. Alors que le soleil décline, Axelle et Randt descendent la ruelle, ravitaillés et prêts à repartir. Au cœur de la forêt, Randt et Axelle avancent à pied, des chevaux à leurs côtés, d’un pas silencieux. Leur voyage a commencé il y a plusieurs mois, laissant derrière eux les ruines de leur château. Cette recherche est une étape importante de leur mission. Ils commencent à ralentir. C’est ici, pas loin, autour. Ils le savent. Ils arrivent à destination, au cœur de cette forêt inaccessible parsemée de grands arbres.Ils attachent leurs chevaux à un arbre et se déploient, prêts à agir. Entre les fougères, des bruits de pas rapides attirent leur attention. Une créature se déplace, les obligeant à suivre leur cible. Quand les pas cessent, Axelle utilise sa lance comme une faux et coupe les fougères devant elle, révélant un petit être humanoïde difforme, aux yeux bleus perçants, qui s’y cache. Il regarde l’un puis l’autre et, par instinct, se jette sur Axelle la mâchoire grande ouverte. Ses dents sont aiguisées et pointues et démontrent une force insoupçonnée. Randt saute dans sa direction et, d’un coup sec, le projette en arrière.Il se relève et bondit en hurlant sur un arbre, pour revenir d’un saut vers l’homme qui, surpris par sa vivacité, est heurté de plein fouet par ses pieds fourchus et tombe à la renverse. La créature se redresse pour le frapper, prend son élan et s’arrête net. Elle sent une douce chaleur se répandre sur son front. Axelle, derrière elle, retire la lame du crâne meurtri. La créature lance un dernier regard interrogateur vers elle puis s’écrase sur le sol dans un râle.Le voici donc, marmonne l’homme qui se relève. Il était encore jeune, lui répond-elle, dans un doute.Bien heureusement, nous n’aurions rien pu faire pour nous défendre sinon. Nous touchons au but.Il sort un petit couteau courbé et découpe la chair. Il fouille de sa main l’intérieur du corps du monstre, près du cœur. Après de multiples tentatives, il en extrait une mince pierre noire, recouverte du sang du défunt. Il l’essuie rapidement et la présente à Axelle qui affiche un large sourire.C’est inestimable, il n’en arrive qu’un tous les 1000 ans. Il est à nous !Nous devons brûler cette forêt puis revenir sur nos pas sans plus attendre. Dépêchons-nous.Le corps de la créature est attaché fermement à un arbre avec une corde de métal. Randt allume un feu qui vient l’embraser aussitôt. L’arbre commence à se consumer alors que les flammes s’élèvent vers les branches sans rencontrer d’obstacle. Le corps de la créature part en fumée. Les voyageurs remontent sur leurs chevaux et s’échappent de ce brasier naissant. Au centre des flammes ondulantes, il leur semble que la créature s’agite encore. La fumée dégagée par l’arbre en feu est épaisse. Elle monte vers le ciel mais passe difficilement entre les feuillages qui forment un couvercle. Etouffée par l’absence d’air, le feu commence à s’affaiblir alors que les voyageurs sont déjà loin.Leur chevauchée ne supporte aucune halte. Ils savent qu’il leur faudra des jours avant de parvenir à une ville, trouver de nouvelles provisions puis repartir. Leur voyage est ponctué de rencontres hostiles imposées par la forêt en colère : oiseaux minuscules qui attaquent leurs proies en essaim par leurs orifices, puissants pachydermes aux pics acérés dont rien ne peut arrêter la course destructrice, serpents géants qui s’unissent pour former un dédale de bras étouffants, batraciens vénéneux dont l’exhalaison attaque les nerfs, pièges archaïques à bas...
Randt et Axelle se retrouvent en pleine nuit devant la petite boutique du taxidermiste, dans les bas-fonds de la ville de Foniak. Ils poussent la porte et entrent lentement. L’endroit semble vide et les têtes de cadavres d’animaux empaillés donnent une allure de cimetière à ciel ouvert à l’échoppe. Aussitôt, une cage s’abat sur eux et empêche tout mouvement. Le marchand sort de derrière son comptoir.Vous revoici ! Ah je vous ai bien eus…je savais que vous reviendriez, vous me prenez pour un débutant ? J’en ai vu d’autres, croyez-le ! Je n’ai pas oublié votre air intriguant ! Vous vouliez me voler, n’est-ce pas ? C’est raté ! Maintenant il faut que je trouve ce que je vais faire de vous, mais vous ne sortirez pas d’ici vivants !Il dirige une arme vers eux et tire, mais la fille détourne le projectile d’un coup de lance. Pendant ce temps, Randt a versé sur un barreau de la cage le contenu d’une petite bouteille qu’il a sortie de sa ceinture. Le marchand l’aperçoit et tire une seconde fois. Mais le liquide a été d’une étonnante rapidité : la cage a déjà fondu sous l’effet de l’élixir et les deux intrus sont libres. Le marchand comprend qu’il vient de perdre son avantage et prend la fuite par la porte derrière lui. Mais une douleur dans le dos vient l’interrompre. Il s’écroule. Axelle retire sa lame du cadavre.C’est par ici ! Dit-elle.Oui, c’est bien ce que je pressens. Attention…Ils entrent dans l’arrière-boutique. Randt se place au milieu de la pièce et prend une petite boîte de son sac. Il s’assied sur le sol et la pose devant lui. Axelle reste en retrait et l’observe. Il ouvre la boîte en murmurant quelques mots. Une sorte de libellule en sort soudain et virevolte devant lui. Elle monte jusqu’au plafond, qu’elle parcourt avant de disparaitre par une faille minuscule. L’homme se lève alors, saute sur un établi, agrippe un marteau et frappe plusieurs fois le plafond à l’endroit désigné par la libellule. Des morceaux de plâtre s’effondrent et révèlent une cachette d’où chutent plusieurs objets. La libellule poursuit l’un des objets et tente d’y entrer désespérément, sans succès.Cet objet qui gît à présent sur le carreau est une sorte d’urne carrée en métal. Randt saisit l’insecte de sa main, devenue inutile, et la broie. Il place la pierre noire à côté de l’urne et revêt des gants lisses, presque transparents. Il ressent une angoisse rare. Il lance un regard à Axelle, signifiant que le moment tant attendu est arrivé. Il ouvre l’urne et en sort une petite flasque remplie à moitié. Axelle n’a pas bougé, son cœur bat à tout rompre. Il verse avec précaution le contenu de la flasque sur la pierre. Une réaction chimique a lieu instantanément. C’est un poison provenant du crâne du Cralax. Il se répand sur la pierre noire, aberration née des forces inconnues de la terre. Randt invite Axelle à le rejoindre, le regard aussi effrayé qu’excité par ce qu’ils s’apprêtent à accomplir. Une fumée blanche jaillit de la pierre au fur et à mesure que le poison la pénètre. Elle se propage dans l’air, atteint les voyageurs et entre dans leurs narines. Ils se regardent, comme pour se lancer mutuellement un dernier défi. Ils prennent une profonde respiration et laissent la fumée s’engouffrer dans leurs poumons.L’effet de la fumée se répand dans leurs corps. Elle pénètre le sang, le cœur, chaque membre. Ils hurlent de douleur, s’effondrent à terre, pleurent des larmes de sang, ressentent une brûlure dans leurs crânes comme si chaque neurone implosait sous l’effet de la substance gazeuse. Ils luttent pour se maintenir en vie, sentent leurs bras se disloquer, leurs jambes se rompre, leurs os s’effriter et se reconstituer puis se briser de plus belle. Il semble que leur vie sera désormais constituée d’une alternance de morts et de résurrections dans une douleur continue. Ils repensent au chemin parcouru, les secrets de l’alchimie, les armes et les sortilèges, les pays, les rois assassinés et les âmes volées, les armées combattues et les pistes vaines. Puis la douleur se fait plus sourde. Elle commence à disparaître mais aucun ne trouve la force pour tenter d’ouvrir les yeux. Seul le repos apparaît comme le remède à cette épreuve. Alors qu’ils commencent à s’apaiser et laisser le sommeil les gagner, ils ressentent une profonde douleur au cœur. Une voix leur parvient au même moment :Salopard, prends ça !Le soldats transperce le vieil homme et la fille de plusieurs coups de lance. Dans leur délire, ils n’ont pas entendu la brigade entrer dans la boutique, découvrir le marchand sans vie et se précipiter sur eux, les armes à la main. Le vieil homme et la fille baignent maintenant dans leurs sangs qui s’écoulent et se mêlent sur le sol poussiéreux. Les soldats traînent les cadavres hors de l’atelier du taxidermiste, laissant derrière eux une trainée rougeâtre. Ils frappent du pied les corps inertes des deux assassins. « Ces deux-là n’ont eu que ce qu’ils méritent, qu’ils pourrissent en enfer ! ». Ils les placent sur une voiture jusqu’au cimetière et jettent leurs corps dans la fosse. « Attends, j’y aurais bien pris ses bottes à la gosse…il y avait peut-être de l’or aussi ? », dit l’un d’entre eux. Mais les corps gisent maintenant au milieu d’autres cadavres en décomposition. Personne n’aura le courage d’y descendre. Peut-être quelque charognard, mû par la faim, pour arracher un morceau de viande encore chaude ? [Musique : Dans la fosse]Dans l’arrière-boutique, la pierre noire a totalement disparu, dévorée par la seule substance capable de l’affecter, le poison du Cralax. A part le sang qui sèche dans la poussière et les débris de plâtre, il n’y a plus aucune trace du passage des deux voyageurs.
Randt se tient debout, face au vent. Penché pour lui faire face, il avance difficilement. Ses cheveux tourbillonnent au gré des couleurs changeantes. Ses mèches grises se mêlent à l’orange, au vert et au bleu d’un décor incertain qui semble fondre sur lui. Ce n’est plus un vent qui s’abat, c’est le monde qui l’entoure qui le presse en sens contraire. S’il change de direction, le vent s’oppose encore et toujours à lui. L’espace est infranchissable. Tout mouvement se paye d’un effort immense. Il essaie de bouger sur sa gauche, puis sur sa droite. Un déferlement de couleurs et de formes le freine imparablement. Au milieu du souffle assourdissant il croit percevoir une voix qui l’appelle et qui lui demande : « Que fais-tu ? ». En effet, il ne s’était pas posé la question de sa présence en ce lieu. Comment est-il arrivé et où est-il ? Il lui semble que sa lutte dure depuis des années. Il avance péniblement dans un paysage constant où rien n’est réel. Il y a longtemps, dans une autre vie, qui était-il ? Un homme ? Il regarde ses mains placées devant lui pour ouvrir un chemin dans la matière vivante. Que pouvait-il faire de ces mains ? «…tes mains ! », lui crie la voix. Que sont mes mains, sinon l’arme pour me protéger, pour résister au vent ? Il ferme les poings comme pour asséner un coup contre un adversaire invisible et reprend sa marche de plus belle. « Frappe ! » lui ordonne la voix. Il s’exécute, sans y réfléchir, comme pour mettre à terre un ennemi invisible devant lui, en se projetant de tout son poids. Il retombe lourdement sur le sol. Le vent a disparu, les couleurs ont changé. Il aperçoit devant lui un désert sans fin et des milliers de pierres disposées à égale distance, comme des légumes inertes qu’on aurait répartis pour mieux les faire pousser. Elles se ressemblent mais elles ont une forme légèrement différente. Il regarde autour de lui mais rien n’apparaît à l’horizon, nulle montagne, colline ou arbre. Au-dessus, en revanche, il distingue un trou dans le ciel. Une sortie ? Sans plus réfléchir, il soulève une pierre et la place sur celle située à sa droite. A sa grande surprise, les deux pierres coïncident et fusionnent au moment où il la pose. Il prend une autre pierre et l’ajoute au bloc constitué, ce qui produit le même effet. Pierre après pierre, comme dans un puzzle géant, il construit. Étage après étage, il bâtit les escaliers, les voûtes, le plancher. Des jours, des années passent dans la construction d’une tour géante qui monte jusqu’au ciel. Il ne se repose jamais. Des millions de bloc de pierre s’agglomèrent verticalement, en direction de l’issue possible de ce monde infernal. Vient alors le jour où la dernière pierre est placée au sommet. Rien ne se passe. Il s’interroge. A-t-il bien construit cette tour ? Elle semble finie, solide et stable. La sortie est là, à quelques mètres au-dessus de lui, il en est sûr ! A moins que ce ne soit encore un jeu cruel, comme l’était le vent infranchissable, il y a un millénaire de cela. [Musique : Tes mains]Il se souvient de la voix qu’il entendait alors : « tes mains ! », disait-elle. Au sommet de la tour, il regarde au-dessus de lui. Il saute sur place en cherchant à atteindre le passage entre les nuages. Il ouvre les bras en grand et ferme les yeux. Il tend les bras vers le ciel et se laisse tomber sans résistance. il sent alors d’autres mains contre les siennes. Fermes mais plus douces et fines, qui les saisissent. Tiré vers le haut, il a le sentiment de s’envoler.L’odeur des corps en décomposition le frappe en premier. La nuit l’entoure et les membres mous des morts font comme un matelas profond. Dans le silence du cimetière il entend la voix d’Axelle : « Alors, on revient de loin ? ».
Les deux voyageurs se tiennent debout face à la fosse commune dans laquelle ils avaient été jetés. Ils regardent les membres décharnés des cadavres qui formaient leur lit quelques minutes auparavant. L’odeur de la mort rampe encore sur leurs vêtements. Ils reviennent d’un voyage dont personne n’est jamais revenu. Ils sont changés, métamorphosés. Ils détiennent à présent une force qui dépasse l’entendement, une clé qui leur ouvre des portes inconnues. Par leur volonté commune, les voyageurs qui traversaient jusqu’à montagnes et océans ont la faculté de franchir des paysages que rien ne saurait décrire. Ils se regardent fixement. Pour la première fois depuis longtemps, l’homme au visage long, blessé par le temps, aux yeux froids et perçants, esquisse un sourire de contentement. La fille au visage dur et inaltérable lui rend sa joie dans un regard d’acier. Elle tient fermement sa lance, arme désuète dont les soldats n’ont pas voulu. Elle pose sa main sur son épaule. Il fait de même et, dans un éclair, les voyageurs disparaissent, laissant le cimetière à son silence persistant.Ils réapparaissent dans un paysage désertique, sous un soleil de plomb. La lumière vive et soudaine les aveugle. Il inspecte les environs. Des montagnes rocheuses, un sol de sable et de poussière orange, où rien ne semble pouvoir pousser. Un vent faible mais constant amène à leurs oreilles des sons d’abord difficiles à distinguer, puis de plus en plus clairs. Il s’agit des cris d’une foule. Ils marchent en direction des voix, et, du haut du rocher où ils se cachent, ils découvrent en contrebas une foule de créatures regroupées autour d’une arène où deux d’entre eux se battent violemment.Les Golèmes, les créatures qui peuplent cette planète. Gigantesques, puissants, qui portent la bravoure en religion. Ainsi, ils existent vraiment !Personne, depuis des siècles, n’avait pu traverser ce portail. Ils sont plus que des voyageurs, mais des explorateurs, dotés de pouvoirs exceptionnels. Ils se doivent de rester lucides sur leur objectif et leur situation. Ils n’appartiennent pas à ce monde, ils viennent le dérober.Tout ce que nous savons d’eux c’est leur sens de l’honneur, leur force et leur façon de faire la guerre. Mais nous sommes certainement loin de tout connaître. Les rares parchemins que nous avons parcourus n’en évoquaient que quelques traits.Ils sortent de leur cachette et se dirigent vers eux. Une créature les aperçoit et prévient la masse de guerriers excités par l’affrontement des gladiateurs. Le combat cesse aussitôt. Ils se précipitent autour d’eux, produisant par leur mouvement une poussière dense. Ils ne semblent pas gênés par la matière flottante. Ils leurs grognent dessus quelques mots qui ressemblent à des questions ou des insultes. Il leur suffirait d’un mouvement pour écraser ces humains imprudents, mais leur curiosité l’emporte.Randt s’adresse à eux.Nous sommes deux étrangers sans intention belliqueuse. En conséquence, celui qui nous tuerait, alors que nous sommes plus faibles que lui, verrait son honneur sali à tout jamais.Les Golèmes s’agitent devant les mots plein de bon sens de la créature inconnue.Etrangers, vous ne connaissez rien à notre culture. Ce combat que vous avez gêné est celui qui oppose deux tribus. Celui qui emporte plus de dix combats de suite deviendra l’autorité des deux tribus. L’interrompre comme vous l’avez fait est un affront. Vous devez être puni, à moins que vous ne trouviez un moyen de payer. Qu’avez-vous à nous offrir ? lui répond Jukall, un autochtone qui semble plus posé que les autres. Les voyageurs restent impassibles devant les menaces du monstre. Tardant à répondre, Randt reçoit un coup au thorax, qui le met à terre. Axelle se prépare à user de son sabre pour décapiter le plus de créatures qu’elle le pourra. Elle se met en position, prête à attaquer.Le magicien, au sol, lève la main vers elle.Attends, c’était juste une pichenette. S’il avait voulu me tuer ce serait déjà fait. Il se relève et prend la parole.Vous nous voyez navrés de cette intrusion. Nous avons besoin de votre aide. Pour cela je demande la permission de contribuer à vos combats. Les monstres éclatent d’un rire bruyant.Bien sûr, ajoute-t-il, je ne suis pas des vôtres et je ne pourrais pas commander vos tribus si je gagnais. Aussi, un champion parmi vous, que je désignerai, luttera pour nous.Jukall lui répond.Dans ce cas vous avez une chance de vous en sortir, mais je me demande qui voudra bien vous représenter.Mais, c’est vous, car vous pensez être le plus sensé pour diriger, alors que vous n’êtes pas assez fort.Jukall sent la colère grandir en lui. Quelle insulte ! Mais il sait aussi que l’homme dit vrai. Rien ne lui permettrait de gagner, sinon l’intervention d’un événement extérieur. L’assurance de l’homme lui laisse penser qu’il y a une opportunité à saisir.Soit ! dit Jukall. Cela m’amuse ! Dans ce cas je serai leur champion. Si je perds vous serez massacrés, selon les termes de notre accord. Mais si je gagne vous aurez satisfaction. Je suis moi-même partagé sur l’issue que je préfère ! dit-il en riant, accompagné dans son hilarité par les tribus. Ils reviennent alors en direction de l’arène. Le combattant actuel, dans le camp opposé, en était déjà à cinq victoires. Encore cinq et il prenait le pouvoir pour un an. L’arrivée de ce nouveau combattant, moins fort et moins entraîné, ne l’inquiète pas et il se replace au centre du cirque, attendant de pied ferme le nouvel adversaire. Randt parle en privé à Jukall.Votre décision était pleine de bon sens, vous avez compris que vous aviez un avantage imprévu. Nous avons donc un intérêt commun à présent. Je vais vous aider à décupler vos forces.Axelle s’approche du Golème, ferme les yeux et, en un instant, devient transparente. Elle se fond dans la masse imposante de la créature où elle disparaît entièrement.Cher ami, vous allez vivre l’expérience de l’expansion. Ce que vous avez de mieux sera décuplé. Profitez-en.Sa capacité d’analyse est meilleure. Il se sent beaucoup plus fort et agile. Il perçoit immédiatement que son combattant a un point faible. Sans attendre, il s’approche de lui, esquive un coup prévisible, frappe son genou. Il est à terre. Il pose le pied sur lui, ce qui signifie la fin du combat. Les Golèmes respectent trop la vie de leurs congénères pour s’autoriser à tuer. La soumission est le signe de la victoire.Les spectateurs sont abasourdis. Ils croient à un coup de chance. Une tribu concurrente envoie un autre adversaire se mesurer à Jukall, plus rapide, plus fort. Il se jette sur lui et le frappe à plusieurs reprises. Au troisième coup identique, Jukall lui attrape le poing et appuie fort sur quelques phalanges au point de lui briser la main. Il applique la même méthode au second poing. Le champion s’enfuit avant de recevoir le moindre coup.Les combattants se suivent et, les uns après les autres, sont mis à terre par Jukall, qui tire une pleine satisfaction de son nouveau pouvoir. Arrive le dernier, une masse de muscles dépassant Jukall d’une tête. Alors qu’il lève le bras pour l’écraser, il fait un pas de côté et frappe son tibia. Le géant s’effondre et glisse quelques mètres avant de se relever. Il ne voit pas Jukall qui, derrière lui, l’agrippe pour se hisser à son niveau et lui hurle dans l’oreille. Le géant porte alors ses mains à ses oreilles pour tenter de calmer la douleur. Jukall le frappe à la tempe pour le faire tomber et grimpe sur son dos. L’autre se retourne et tente de le frapper de nouveau, mais Jukall saute pour éviter la prise et lui assène un fort co...
La Mapurna est la déesse des Golèmes. Nul ne sait vraiment ce qu’elle est, car nul ne peut la rencontrer. Toutes les prières lui sont adressées. Sa seule évocation met fin aux guerres, aux doutes, aux craintes. Selon la légende, elle apaise, rend les terres fertiles, guérit les blessures, fait croître les plantations et, surtout, fournit l’eau du ciel. Le monde entier repose sur son existence et sa bienveillance. Elle a rédigé il y a fort longtemps des règles que personne n’oserait contester, comme celle qui interdit le meurtre et les guerres fratricides. Ce n’est pas une divinité abstraite, utilisée pour contraindre les peuples dans la peur d’une colère destructrice ou dans l’espoir d’une vie éternelle. Elle vit dans une ville sacrée, dans une demeure entourée d’un halo opaque, protégée jour et nuit. Elle ne ressemble pas aux Golèmes. Sa beauté est légendaire et éternelle. De nombreux récits narrent son histoire, son apparition il y a des millénaires, ses bienfaits et sa magie. Elle est une légende vivante et la source de chaque existence.Jukall fait un pas en arrière.La Mapurna ? Personne n’a le droit de la rencontrer. Je peux lui faire porter un mot, mais vous serez éventrés avant d’avoir pu prononcer une syllabe, avant d’avoir pu entrer dans le temple. Ses gardiens la protègent de la souillure des mortels, depuis la nuit des temps. Je suis navré, je ne pourrai pas faire mieux.Merci, un simple mot nous suffira dans ce cas. En attendant, nous serions reconnaissant que vous nous accordiez l’hospitalité. Je devine que votre victoire va provoquer beaucoup de remous pour vous et votre famille. Vous serez peu disponible. Avec un laisser-passer de votre part, nous n’aurons plus à vous solliciter.Les Golèmes ont maintenant quitté l’arène pour retrouver leurs villages, leurs familles. Les demeures aux toits arrondis et aux étroites fenêtres s’étalent sur des kilomètres autour d’une grande place unique flanquée d’un haut beffroi. Une habitation a été généreusement affectée aux deux voyageurs. Le long d’une rue de sable et de terre, ils découvrent une vaste maison composée de plusieurs chambres, d’un lieu de vie et d’une cuisine. C’est visiblement un lieu réservé aux hôtes de marque, de passage. Ils ont été invités à rester aussi longtemps qu’ils le souhaitaient. Après des jours de voyages épuisants, après les combats et les dernières épreuves, après la révélation dans la fosse commune, ils arrivent enfin dans un endroit qui leur semble paisible et où ils vont pouvoir enfin reprendre des forces.Au matin, ils reçoivent la visite d’un personnage qui se présente comme le prêtre de la Mapurna. Il est accompagné de plusieurs gardes. Sa tenue, richement décorée, et l’intérêt des badauds qui regardent la scène avec curiosité, traduisent l’importance de ce personnage dans la société Golème. Ils le font entrer et s’installent dans la pièce de vie à la faible lumière. Il prend la parole :Notre nouvelle autorité m’a informé que vous souhaitiez faire parvenir un message à notre Déesse, que j’ai l’honneur de représenter. Je suis Gaxzer, le Grand Secrétaire. Comme vous le savez, sa pureté est préservée de tous pour maintenir intacte sa divinité. Par exception, il est parfois possible, en effet, de communiquer quelques informations, tant que cela ne vient pas troubler sa méditation qui nous assure le bonheur de tous. Et moi seul ai les accréditations pour entrer en contact avec elle. Dans le cas présent, je dois dire que je suis surpris de votre requête. Surtout venant d’étrangers dont les intentions sont…comment dire…imprécises. Vous êtes des guerriers, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui vous amène donc par ici ? D’où venez-vous ?Oui, Grand Secrétaire, répond Randt, nous sommes des mages et des guerriers. Nous venons du pays de Palomeni, qui est très loin d’ici. Nous savons à quel point votre déesse est sacrée, mais elle est la seule à pouvoir nous aider. La réputation de sa sagesse a traversé les mondes. Nous avons accompli ce grand voyage dans un seul dessein : découvrir comment lutter contre la sécheresse de notre océan, qui, jour après jour, se vide et transforme les champs en désert. Votre pays était un désert. Vous en avez fait une contrée fertile. C’est en désespoir de cause que nous avons accompli ce voyage. Nous ne souhaitons pas importuner votre Déesse mais serions très reconnaissants qu’elle nous accorde un peu de son temps.Je ne connais pas de…Palomeni, ce doit être vraiment très loin…Bien, nous ne vous laisserons pas dans cette difficulté sans vous aider autant que nous le pourrons. Je vous ferai connaître sa réponse, le cas échéant.Puis il prend congé rapidement, comme pressé par un autre rendez-vous plus important.Le soir est maintenant tombé. Randt est attablé et écrit dans un carnet le récit des jours récents, tandis qu’Axelle prépare ses armes. Tout est immobile, sauf les ombres qui s’agitent au gré des mouvements de flammes dans la cheminée. Le crépitement du feu s’amplifie et la lumière commence à devenir plus forte. L’homme lève la tête lentement puis place son carnet dans sa poche. La fille range ses armes sur son dos et se dresse également. Soudain, une explosion éclate à la porte, projetant les deux voyageurs contre le mur. Une dizaine de soldats, l’arme à la main, entrent dans la pièce et se précipitent sur la fille devant eux. Elle esquive les coups et parvient à se réfugier dans une pièce au fond. L’un des gardes clame « Il est où ? ». Randt apparaît devant eux et ordonne calmement « Abaissez vos armes et tout se passera bien ». Sans attendre la fin de sa phrase, le plus hardi tente de le frapper avec une lance de métal mais il ne l’atteint pas. Le vieil homme s’est écarté trop rapidement et prend le temps de leur dire « Pauvres fous ! ». A leurs pieds, trois têtes roulent sur le sol. « Messieurs, il faut toujours obéir à un puissant mage », dit Axelle, qui vient de faire usage de sa lame sur des soldats lancés à sa poursuite. Le mage lève un bras et les gardes face à lui perdent soudain la vue, victime d’un puissant sortilège. Pris de panique, ils donnent des coups de lance devant eux au hasard, s’étripent mutuellement avant de s’écrouler de douleur. Un garde essaie de s’enfuir. La fille poursuit le fugitif et lui assène un coup fatal sur le crâne. Il s’écroule aussitôt. Les deux gardes survivants lâchent leurs armes et font face au mage.A quelques lieues de là, le temple de la déesse est un bâtiment rectangulaire à l’architecture sobre et solide. Il est entouré d’un haut mur protecteur et d’un halo magique impénétrable, gardé par une armée d’élite. Plusieurs bâtiments autour hébergent l’armée, les prêtres et l’intendance.Deux gardent arrivent en courant et s’adressent à l’officier devant le portail. Nous revenons d’une mission spéciale, nous devons voir Gaxzer au plus vite.Celui-ci sort de son logement avec hâte. Il attendait avec anxiété le résultat de l’expédition. Le garde lui fait son rapport.Les deux étrangers sont morts, mais les pertes ont été importantes, nous sommes les seuls survivants. Le secrétaire fait un pas en arrière, pris de panique, et commande aussitôt à l’officier.Tuez-les, tout de suite !Mais ! Tente de contester l’un d’entre eux, effrayé par l’ordre donné.Les autres gardes saisissent leurs armes et tirent sur eux. Ils sont criblés de balles et s’effondrent. Surpris de l’absence de réaction, Gaxzer reste un moment interloqué, ne sachant comment réagir, alors que les gardes attendent une explication. Il prend le temps de la réflexion, scrute autour de la maison, observe le halo protecteur et, considérant que le danger est écarté, reprend avec confiance.Débarrassez-moi d’eux et informez-moi de tout mouvement suspect. V...
Gaxzer se redresse. Il sent une présence derrière lui. Il se retourne et découvre les deux voyageurs, à sa grande stupéfaction. Il balbutie.Mais…comment avez-vous pu entrer, c’est impossible.Vous seriez surpris de découvrir ce dont nous sommes capables. Maintenant, écartez-vous, c’est un conseil, lui répond Axelle.Sortez d’ici !Puis il sort de sa poche un cercle de métal qu’il place à sa main. Un rayon vif projette l’homme et la fille contre le mur. Randt se redresse péniblement, regrettant de n’avoir pas fait feu le premier. Quand le secrétaire renouvelle son geste, il tend la main et interrompt le halo. Le secrétaire devine qu’il est face à plus fort que lui.Attendez, je ne sais pas ce que vous voulez, mais cette créature est dangereuse. Nous sommes parvenus à la rendre inoffensive et à en tirer le meilleur, mais son passé est rempli de drames, de massacres.Randt lui répond calmement, en prenant tout son temps.Vous l’avez enfermée depuis des centaines d’années pour exploiter sa magie, par peur de l’inconnu. Vous ne savez toujours rien sur elle. Elle est bien plus qu’une déesse pour le monde d’où elle vient. Nous sommes venus la libérer.Non, je ne vous laisserai pas ! Qu’est-ce que vous croyez ? Que votre misérable petite quête est connue de vous seuls ? Il est en ce monde des forces qui vous dépassent, bien plus terribles que cette petite prophétie qui vous sert de guide. Je vais vous donner un aperçu !Son regard devient plus clair, ses yeux changent progressivement de couleur, ses cheveux deviennent de plus en plus raides et se transforment en pics, durs comme l’acier. Ses yeux rougissent et son visage s’étend à mesure que sa voix est altérée. Derrière le secrétaire zélé se cache un monstre d’une nature inconnue. De ces mains tordues et grises sortent des filaments qui se répandent par dizaines autour de lui et grandissent en direction des voyageurs. Axelle en brise plusieurs avec sa lance, mais l’un d’eux atteint sa jambe, ce qui la paralyse et la fait chuter. L’homme se protège par la force de son esprit, les filaments s’usent à essayer de traverser une cloison invisible. Le secrétaire fait un pas vers Axelle, sort un large couteau et tente de lui transpercer le cœur. Randt lance un poinçon en pleine gorge, d’où le sang noir commence à couler. Mais, ce faisant, il a laissé passer un des filaments dont le contact le paralyse à son tour. Gaxzer pousse un rire de soulagement.Imbéciles, vous avez vu juste, la magie qu’elle produit ne profite qu’à moi. Je suis le véritable maître. Je l’ai vaincue jadis comme je vais vous abattre. Cette femme était puissante, mais je l’ai dominée malgré tout !Il serre fermement son couteau et tranche la gorge de Randt, sans défense. Voyant le sang rouge se répandre, le secrétaire pousse un cri de joie. Il se retourne et découvre la fille qui s’est levée brusquement, comme si le poison des filaments n’avait plus aucun effet sur elle. D’un geste vif, elle scinde le monstre en deux. Sa lance pénètre dans le crâne et descend jusqu’à terre. Les deux yeux terrifiés de Gaxzer s’écartent, emportés chacun par une moitié de corps de chaque côté.Elle se précipite vers Randt, qui agonise.Ah non, je ne vais pas retourner te chercher !Elle cherche dans la poche de sa tunique une poignée de fleurs séchées qu’elle projette en prononçant quelques mots magiques. Une lumière douce parcourt les fleurs en lévitation puis vient recouvrir le magicien. Il ouvre les yeux et se racle la gorge. « Merci », dit-il sobrement. Il se relève, au milieu des filaments sans vie et enjambe les deux restes du secrétaire. Il s’approche du sarcophage.Elidée…dit-il pensivement. Comment allons-nous l’ouvrir ? Il est protégé par un sort inaltérable, créé pour ne jamais la laisser partir.Il est une matière qui dévore toute substance métallique, dont j’ai la maîtrise : les pluies d’acide de Kervea, que j’ai prévu de prendre avec moi ! Le sarcophage n’est pas clos par magie, mais par une serrure invisible qui, elle, s’enclenche par magie. Si je dépose quelques gouttes au bon endroit, cela provoquera une rupture suffisante.Il fait tomber quelques gouttes. La matière qui constitue le sarcophage, réputée incassable, s’effrite sous l’action du liquide qui creuse toujours plus profondément. Un bruit de ferraille tordue retentit. Le couvercle du sarcophage s’ouvre, laissant apparaître une femme au teint blanc, vêtue de voiles qui recouvrent sa frêle silhouette. Ses cheveux sont noirs et ses yeux marrons. Son visage est fin, trop fin pour être vraiment beau, mais il émane d’elle une douceur simple et fascinante. Elle se redresse et les fixe du regard. Elle semble chercher ses mots. Axelle lui adresse un sourire : « Vous êtes libre. » dit-elle simplement. Des larmes surgissent de ces yeux couleur de terre, alors qu’elle sourit. Autour d’elle, la pièce rayonne et tremble. Elle devient l’extension de son âme, puis la maison, la ville autour d’eux et bientôt la planète entière. Elle se lève, marche vers eux sans s’attarder sur les traces du combat, prend dans une main celle de l’homme et dans l’autre celle de la fille. La grâce l’accompagne à chaque pas.Vous m’avez sauvée, je vous suis redevable à tout jamais. Depuis combien de temps suis-je ici ?Je l’ignore. Un temps infini. Venez, il faut partir au plus vite. La magie qui protège ce lieu s’évanouira progressivement. Je doute que les Golèmes apprécient notre intervention.Et où m’emmenez-vous ?Axelle lui serre la main un peu plus fort.Là où vous êtes attendue depuis très longtemps.
C’est une planète morte. Sa planète, dont elle était reine, il y des siècles de cela. Depuis, la guerre a ravagé les villages, obscurci le ciel, massacré la faune et la flore. Les rares survivants ont fui, laissant derrière eux le souvenir fané de la grandeur d’autrefois. L’atmosphère est chargée d’une poussière à l’odeur d’acier. La faible lumière grise rappelle les anciens paysages qui mêlaient jadis si bien le vert, le bleu et l’or. Des souvenirs reviennent à sa mémoire, ceux d’un bonheur enfui, d’un peuple heureux et prospère. Ils se tiennent devant les ruines de l’ancienne capitale, Eliade. A son sommet resplendissait son palais, d’où elle pouvait admirer les compositions colorées que la nature offrait à son regard. Elle en était la reine et la source. Le spectacle de cette désolation lui poignarde le cœur. Elle manque de trébucher, mais elle est retenue par ses deux libérateurs, dont elle n’a pas lâché les mains.Elle leur adresse un sourire triste, puis sans prononcer un mot, se redresse. Son visage est maintenant plus serein. Elle sent sa planète sous ses pieds. Elle rejoint ses mains devant elle. Elle écarte un bras et fait jouer ses doigts quelques instants, en fermant les yeux. Les deux voyageurs restent derrière elle et la regardent sans bouger, sans inquiétude mais avec curiosité.De ses doigts surgissent quelques plantes microscopiques qui s’en volent autour d’elle pour former un anneau végétal de plus en plus fourni qui s’étend en direction de la ville. Un chemin verdoyant se crée sous leurs yeux, puis grandit en une forêt naissante de part et d’autre du chemin. Elle rapproche ses mains pour les unir. Elle les tourne, comme si elle pétrissait une terre invisible avant de la relâcher pour la laisser s’envoler, après l’avoir transformée en quelque volatile invisible. L’effet de sa magie se développe, s’étend, se multiplie. Les nuages sont chassés, les forêts repoussent, les lacs se remplissent. Les animaux reviennent à la vie, des oiseaux colorés s’envolent et passent en nuées au-dessus d’eux. La ville retrouve sa forme d’antan alors que la poussière redevient pierre, que les pierres redeviennent murailles, maisons, palais, échoppes. Son visage traduit sa joie de redonner ainsi naissance à sa planète. Ses yeux sont brillants, son sourire franc. Elle est la grâce et la beauté. Elle est comme le chef d’orchestre de toute chose, de tout être. La planète entière reprend vie, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Les vents soufflent et se mêlent à la matière en mouvement. Les planètes autour s’alignent, les soleils reprennent feu, un univers entier est dans la main de cet être aux pouvoirs fabuleux. Les deux voyageurs, pourtant habitués aux merveilles de la magie, sont fascinés et sans voix face à cette renaissance, fruit de la volonté d’Elidée, en parfaite symbiose avec son monde. Tout s’est déroulé comme si chaque atome avait repris sa place. La métamorphose s’achève alors lentement. Les dernières pierres s’installent aux endroits appropriés, les ultimes fleurs poussent sur les balcons des demeures maintenant habitées.Ils sont plus de deux mille, de tous âges, de toutes conditions, à sortir maintenant lentement par la porte principale d’Eliade, pour venir à la rencontre de leur reine, de leur déesse, qui les attend sans bouger. Elle les a ramenés à la vie. On entend des rires, des pleurs. Personne ne sait comment réagir devant un tel miracle. Son visage calme et aimable est une inspiration pour chacun. Dans la foule, un homme âgé s’avance. C’est son père. Il lui tend les mains et lui dit doucement :Je savais que tu reviendrais, ma fille. Nous avons vécu l’enfer, la mort, la désolation, mais je n’ai jamais douté de toi. Comme je suis heureux de te retrouver en pleine forme !Papa…, dit-elle en le serrant dans ses bras.Derrière elle, les deux voyageurs ont regardé la scène sans intervenir. A vrai dire, personne ne s’inquiète de ces inconnus. Ils ont été témoins d’une résurrection : celle d’une planète et de ses habitants. Après quelques minutes, la déesse s’adresse à eux en les désignant.Chers amis, je dois vous présenter ceux qui m’ont sauvée. Sans eux, je ne serais pas là. J’ignore encore comment ils ont réussi à me délivrer du piège où j’étais retenue prisonnière. Croyez-le, nous vous serons redevables éternellement. Vous pouvez exiger de nous ce qu’il vous plaira.La fille lui répond en premier.Merci, votre majesté. En premier lieu, nous ne sommes pas contre quelques récompenses pécuniaires, comme juste rétribution de notre travail acharné pour vous délivrer.La demande ne semble pas surprendre la reine, qui hoche de la tête en signe d’approbation. Le mage prend ensuite la parole.Majesté, nos cœurs s’emplissent de joie devant le spectacle de ce bonheur retrouvé. Vous méritez maintenant, avec votre peuple, de vivre dans la quiétude et la sérénité. Cependant, nous avons une autre requête. Nous avons une guerre à mener.
Rien ne pourra compenser l’absence de Gorf. Le village est en émoi depuis maintenant vingt jours, depuis qu’il a disparu, laissant chacun dans un désarroi profond. Il savait prodiguer à tous les conseils, les mots, dont nous avions besoin. Il savait encourager les faibles, raisonner les téméraires, rendre sages les impulsifs, réconcilier les ennemis et pardonner les fautifs. Il suffisait de quelques secondes dans ses bras pour retrouver le sens de sa vie et continuer son chemin en harmonie avec soi-même et avec les autres.D’aussi loin qu’on s’en souvienne, il avait grandi là, près de la fontaine, sans faire de bruit, comme un miracle offert au village. De sa haute taille, il accueillait chacun avec douceur, sans distinction. Il suffisait de se placer contre lui, entre ses feuillages, et tout reprenait son sens. Nous l’adorions pour le bien qu’il faisait sans rien demander en retour.Depuis son départ, le village est en deuil et plus personne ne sait comment affronter l’avenir sereinement. Depuis, les conflits se sont développés et nos dirigeants semblent bien incapables d’y répondre. Les soldats ne parviennent plus à contenir les explosions de colère et de violence du peuple. Les timorés se terrent chez eux de peur des bandes armées qui se constituent. Des femmes éplorées s’allongent près de l’ancienne demeure de Gorf et versent toutes les larmes de leur corps dans des cris d’angoisse. Les enfants restent prostrés et ont perdu le goût des jeux et des rires. Les suicides ne se comptent plus, à tel point qu’une fosse commune a été creusée pour empêcher la survenue des maladies.Est-il parti dans un autre village ? A-t-il été capturé ? On cherche les responsables, on accuse les politiciens corrompus, on montre du doigt le moindre étranger qui erre dans les rues, on accuse le royaume de Trouvert, ennemi héréditaire dont l’absence de signes d’existence depuis des générations n’a pas fait disparaître une haine viscérale. Surtout, on suspecte Fermat le maudit, l’ancien mage du royaume. Il y a bien des années, il n’avait pas caché sa haine profonde et incompréhensible de notre ami Gorf. Il avait inventé des histoires farfelues pour essayer de nous priver de lui, l’accusant de méfaits dont les détails ne sont pas restés dans la mémoire collective, mais qui démontraient son manque d’empathie et de lucidité. C’est à peine si certains se souviennent encore des mots qu’il prononçait, accusant Gorf de “dévorer l’âme comme nourriture ».Il prétendait même que Gorf était une plante géante aux effluves empoisonnées et psychotropes. Quelles balivernes ! Quel fou ! Heureusement, il avait été banni pour de bon. On n’avait plus jamais entendu parler de lui ! Depuis tout ce temps, on l’imaginait certainement mort, quelque part, aveuglé par la haine et la jalousie. Son nom avait été placé dans la liste des mots interdits. Récemment, certains érudits ont recommencé à l’évoquer, ce qui a choqué une partie de la population. L’un d’eux a même prétendu qu’il avait survécu à son bannissement. Il le soupçonnait d’être responsable de la disparition de Gorf, par vengeance.Depuis sa disparition, le temps a passé et la vie se poursuit malgré tout. Une nouvelle se répand, un matin : le mage Fermat n’est pas mort, il dirige un pays lointain dont l’influence grandit chaque jour. Il semble adulé de ses sujets. Ses conquêtes se font presque sans heurts. Il est question d’organiser une expédition pour tirer cela au clair et retrouver Gorf. Mais personne n’a vraiment envie de s’y consacrer. Il semble que notre intérêt pour cette plante était un peu excessif, à bien y réfléchir. Ou bien n’était-ce qu’un rêve ?
Le roi Fermat est adulé de ses sujets. Il règne en maître sur un vaste pays. Il ne semble pas y avoir de limite à ses conquêtes, sinon le temps qu’il doit y consacrer loin de sa demeure, et l’organisation que requiert l’administration des pays conquis. Chacun est dirigé par un gouverneur qui lui rend compte personnellement de la situation financière, sociale et militaire. En dernier recours, il lui arrive d’intervenir pour mettre fin à une révolte, sans faire couler le sang. Sa réputation a traversé les océans. Fermat se tient derrière son bureau, dans une vaste pièce richement décorée. Un valet s’approche de lui, craintif et admiratif, pour l’informer qu’un messager vient d’arriver et demande à lui parler. C’est un émissaire d’un pays lointain, qui est porteur d’un message rédigé par son souverain. La présence d’un émissaire suscite sa curiosité. S’agit-il d’une demande de vassalisation ou d’une déclaration de guerre ? Ou encore d’une offre de mariage ou d’une coopération marchande de la part d’un roitelet ? Il descend les marches de la tour et se rend dans la salle du trône. Il s’assied et fait entrer le messager.Majesté, c’est un honneur de vous rencontrer, le salue-t-il respectueusementSoit accueilli en paix, répond le roi simplement.Je me nomme Philibert, je viens vous porter un message de la part de ma reine, la reine Fathrage, qui règne sur les terres des Conquars.Il est tremblant. Le roi l’encourage avec amabilitéJe suis tout ouï !Il lit la lettre à haute voix :« Votre majesté. Je vous adresse mes amitiés respectueuses. Votre réputation d’homme sage et puissant a traversé les frontières et il n’est nul monarque qui puisse répondre mieux que vous à la situation dont nous sommes les témoins involontaires. Il y a maintenant six mois de cela, un violent tremblement de terre a ouvert une falaise immense au coeur de notre royaume, déchirant les champs, les routes et déplaçant le flan des montagnes. Une brèche s’est ouverte, menant à une immense caverne. Nous avons envoyé une expédition pour l’explorer, à la recherche des métaux précieux que la montagne conservait peut-être en son coeur. Aucun métal ne fut trouvé. L’expédition revint après plusieurs semaines sans la moindre trace d’or, d’argent ou de plomb. Mais le récit des voyageurs fut des plus extraordinaires : une salle gigantesque contenait des plaques de plusieurs dizaines de mètres de haut, rectangulaires et alignées. Manifestement, ils avaient été construits dans une matière inconnue et dans un but précis. En s’approchant, l’expédition découvrit que ces stèles étaient recouvertes de fresques. Mais, et c’était là le plus étonnant, les fresques se mouvaient. Rapidement, ils comprirent qu’elles narraient des récits. Des scènes gravées pour toujours qui devaient paraître bien majeures à leurs auteurs pour être représentées de la sorte ! Il serait long de décrire chaque scène, la plupart n’étaient pas compréhensibles. Toutefois, la dernière ne faisait aucun doute ; elle représentait les maîtres de chaque royaume actuels, alignés en tenue de guerre, l’arme à la main, attendant l’ennemi du haut d’une falaise. Puis l’ennemi apparaissait et les massacrait par les flammes, ainsi que leurs armées impuissantes. Peut-être sera-t-il utile de préciser que nous étions, vous et moi, parmi les puissants rois massacrés.J’ai dû me rendre moi-même dans les grottes pour constater la véracité du récit. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ce une sorte de prophétie ? Pour en savoir plus, je fis étudier de près les scènes en question. L’une d’entre elle fut identifiée. Il nous fallut longtemps pour retrouver l’ancienne légende : il s’agissait de l’apparition de Garax dans la ville de Goth qui, selon la légende, avait offert aux hommes l’épée magique de la vie, avant que celle-ci ne disparaisse par les méfaits du temps. Nous en sommes venus à la conclusion que les stèles représentent une histoire dont l’issue est proche. Nous vivons à présent dans la crainte. La terreur s’est installée, dans l’attente d’une apocalypse à venir. Aucun érudit n’est en mesure d’y répondre. Votre sagesse et votre puissance sont réputées. Je m’incline devant vous pour vous demander votre aide. Votre dévouée, la reine Fathrage ».Le roi n’a pas montré la moindre réaction pendant la lecture.Merci mon brave. Qu’on lui donne le gîte et le couvert ! », ordonne-t-il. Le messager ressent une chaleur bienfaisante à ces mots. il s’incline en répondant :Merci, votre majesté !Le roi s’interroge intérieurement. Il doit décider de la réponse à donner. Si piège il y a, il est bien grossier mais plutôt amusant. Ressortir cette ancienne légende oubliée pour appuyer son propos est une manœuvre habile. Demander de l’aide flatte mon orgueil et pourrait endormir ma vigilance. Mais, si elle dit vrai, alors le danger est immense.Quelques jours plus tard, le roi a pris une décision et se dirige vers le pays de la reine Fathrage. Accompagné d’une armée et de sa garde rapprochée, il ne craint aucune attaque surprise. Sa réputation le précède. Rares sont les fous qui oseraient s’en prendre à lui et à son peuple. Le chemin est long jusqu’aux portes de la citadelle. Il interroge Philibert, qui leur sert de guide, pour en savoir plus sur l’état du royaume et sur les vestiges trouvés au coeur de cette montagne. Il tente de livrer quelques informations complémentaires entendues çà et là.Il parait que nos plus grands savants étudient les ruines chaque jour pour y trouver des enseignements sur les bâtisseurs de cette salle. Certains prétendent qu’elle fut creusée il y a plus de mille ans, bien avant la citadelle. Mais la plupart des scènes n’ont aucun sens. On voit ce qu’il s’y passe, mais cela n’explique rien car c’est détaché des autres. Je ne les ai pas vues personnellement, mais l’un des soldats de la reine m’en a décrit plusieurs. La plus ancienne, par exemple, montre un magicien qui monte un chemin, la nuit, en brandissant une épée, puis disparaît. Mais vous verrez par vous-même, Monseigneur.Plusieurs jours passent avant que les murs de la citadelle ne se présentent devant les voyageurs. Le messager part au-devant pour prévenir la reine de l’arrivée de son invité, alors que l’armée établit un campement à l’écart. Puis le roi, accompagné de sa garde, se dirige vers les lourdes portes. Il y croise des paysans, puis des soldats qui lui font cortège. Les portes s’ouvrent et la reine Fathrage apparaît devant lui et l’accueille chaleureusement. En le recevant ainsi, il sait que la reine lui fait un honneur rare.Roi Fermat, merci de vous être déplacé jusqu’à nous. J’espère que votre voyage ne vous a pas semblé trop long. Nous espérions votre venue. Je vous sais gré de l’amitié que vous faites à notre peuple. Je vous invite à me suivre au château.Dans la salle du trône, Fermat interroge la reine.Nous avons compris le danger que représentent ces gravures, si elles s’avèrent exactes. Je suis venu pour vous aider à combattre la menace qui pourrait apparaitre. Y a-t-il du nouveau depuis le mois dernier ?La reine répond sans se formaliser du ton employé.Roi Fermat, ensemble nous pourrons clarifier la situation, j’en suis persuadée. Hélas nous n’avons rien trouvé de nouveau, je vous propose de nous rendre dans la grotte dès aujourd’hui.Ne perdons pas de temps. Mais avant cela, je voudrais m’entretenir avec les savants qui l’ont étudiée. Pouvez-vous organiser une entrevue rapidement ?Bien entendu, i...
Le mage Fermat a prié qu’on le laisse seul dans la caverne aux stèles. Cette découverte va plus loin que ce que tous imaginent. Les stèles représentent des scènes du passé et du futur, qu’il devrait être impossible d’observer. Pourtant, il ne s’agit pas d’une mise en garde provenant d’un protecteur secret. Il s’agit selon lui d’une salle des trophées morbide, entretenu par quelqu’un pour qui le temps n’a pas d’importance. En passant par cette faille, dans cette grotte, on entre dans un lieu hors du temps qui fixe pour l’éternité les grandes victoires.C’est beau, n’est-ce pas ? dit une voix derrière luiInstinctivement, le mage brandit son épée, prêt à combattre. Mais il n’aperçoit qu’un petit homme trapu, à moitié chauve, qui ressemble plus à un bibliothécaire qu’à un combattant. Il reste cependant en garde.Qui es-tu ? demande-t-ilJe suis l’auteur…j’espère que ces fresques vous plaisent ! Vous êtes l’un des principaux acteurs de la dernière…même si vous n’êtes pas victorieux de l’épopée qu’elle retrace, reconnaissez qu’il est flatteur de faire partie de ma grande collection !Collection ? Vous avez donc massacré tous ces gens ? Pourquoi cette stèle représente-t-elle le futur, comme s’il était déjà écrit ?Oh non, je n’ai ni l’envie ni le pouvoir de massacrer qui que ce soit. Voyez-vous, je suis en effet un collectionneur et un historien. Ce type de salle se trouve dans chaque monde que j’ai visité. J’ai entreposé des scènes fascinantes de l’Histoire. Pour le moment ma collection est assez légère, cela prend du temps de tout faire. Vous me direz, le temps est relatif puisque je peux à loisir observer chaque instant de l’éternité ! Mais je ne choisis que les moments exceptionnels, ceux où il est question de bravoure, de retournement de situation, de suspens ! Moi…je ne vis rien de vraiment exaltant, alors j’admire la vie des autres !De la bravoure ? Racontez-moi donc cette scène !Eh bien, une alliance s’est constituée pour lutter contre un fléau puissant ! Des batailles homériques ont eu lieu, mais un détail avait échappé à leur vigilance, et, alors qu’on pensait que tout était joué…mais si je vous raconte vous allez tenter de rectifier le cours de l’histoire qui est pourtant si passionnante ! Non, non, je ne vais pas gâcher la surprise !N’est-ce pas déjà le cas ? Nous savons ce que va arriver, nous pouvons déjà nous préparer ?Le petit homme ricane.Vous savez, le temps c’est comme une grande rivière, elle revient toujours dans son lit. Et puis je n’aime pas interférer, ce n’est pas mon rôle. Bien sûr, vous pouvez croire que la découverte de cette caverne est un incident dans le cours des choses, ou bien penser que cela en fait partie. Je ne dirai rien…et il est inutile d’user de magie sur moi, ça ne marcherait pas !Si nous modifions le cours de l’histoire, est-ce que la stèle sera modifiée ? interroge le mage.Ça dépend comment ! Si ça n’a plus d’intérêt je mettrai autre chose ! Mais ce qui serait épique, c’est une issue plus dramatique et imprévisible. Vous voyez, des retournements de situation plus nombreux, plus de morts, une séparation douloureuse, ou la perte d’un être cher qui donne envie de se venger ! Ça serait pas mal aussi ! Mais bon…les pièces se mettent en place pour une nouvelle partie, mais j’ai bien peur qu’on ne retombe exactement sur les mêmes conséquences, liées aux mêmes causes ! Enfin, ne boudons pas notre plaisir, c’est déjà très bien comme ça !Quel détail pourrait rendre l’issue plus intéressante ? demande le mage.Haha, je vous vois venir, dit le petit homme en prenant une pause de réflexion. Vous voulez agir sur le cours de l’histoire pour ne pas mourir ! Ecoutez…je trouverais cela très réjouissant d’assister à un ultime et courageux sacrifice. De mon poste d’observation, croyez que je vais m’en délecter comme à chaque séance !Dans un rire étouffé, le petit homme disparaît, ne laissant derrière lui que les murs sombres décorés de gravures anciennes. Le mage tourne la tête vers la stèle. Rien n’a changé : on peut y voir une force gigantesque qui se précipite sur les souverains et les annihile sans qu’ils ne puissent rien y faire. Il leur faudra se préparer pour changer le cours de l’Histoire. Si le petit homme n’a pas menti.
Le peuple des O’guf’n habite dans la partie sud du continent, près de l’île des Grâces. Leurs habitations sont intégralement construites sur l’eau. La mer calme reflète les habitations comme un miroir déformant. De forme cubique, elles s’entassent les unes sur les autres et forment des grappes colorées qui reposent sur des pylônes plantés profondément dans le sol. De loin, elles ressemblent à des maisons construites sur le flanc d’une colline, mais si l’on en fait le tour, on se rend compte qu’il n’y a d’autre flanc que les autres maisons sur lesquelles elles s’appuient. Sans doute pour anticiper une montée des eaux, le premier étage habitable se trouve en hauteur, auquel on accède par une corde ou une échelle. Le choix de ce lieu d’habitation est lié à la présence de dangereux prédateurs sur la rive, qui se déplacent sous la surface et peuvent ressortir d’un coup pour dévorer le malheureux villageois égaré.En conséquence, leur économie est essentiellement maritime : élevage, agriculture, minerais, manufactures sur pilotis, etc. Certains, mais ils sont encore rares, ont développé un système de cordes pour se déplacer en hauteur entre les arbres et éviter les créatures mortelles. Mais il s’agit souvent de la volonté de démontrer aux autres O’guf’n qu’ils sont plus courageux ou plus libres. En réalité, il n’y a rien à faire à terre, sinon récupérer quelques matériaux de temps à autres.Ce mode de vie s’est développé au cours des siècles. Mais surtout, les O’guf’n sont connus pour avoir développé une science de conservation minutieuse des savoirs et des récits. Une grotte souterraine, dont la localisation n’est connue que de quelques savants, contient paraît-il des textes gravés continuellement par des scribes. Selon les bribes d’information qui ont été communiquées, il semblerait que les O’guf’n aient inventé une méthode d’écriture sur l’eau. L’eau disposée dans une cuve serait gravée de façon indélébile puis entreposée dans des coffres géants. La méthode de classement permettrait de retrouver rapidement chaque texte…à moins qu’il ne s’agisse d’une forme de télépathie qui communique avec l’eau. Ceci n’a pas encore été clarifié.Mais l’information étant très accessible pour lui, ce peuple a gagné une réputation de sagesse et d’expertise dans tous les domaines. La conservation du savoir ancestral rend les avis des savants très recherchés par tous les royaumes. Leur secret est bien conservé. Personne n’aurait intérêt à déclarer une guerre qui pourrait mettre fin à cette source de connaissance. Les O’guf’n ont rendu souvent de nombreux services : Ils ont permis d’éradiquer la Yawun mauve, terrible maladie contagieuse qui a exterminé la majorité des humains aux yeux mauves, arrêté la prolifération des Zombres, des insectes mangeurs de rêves, mis fin à la stérilité du roi de Garutie, dont le million de descendants se dispute maintenant la couronne lors de batailles épiques, ou trouvé un mode de communication avec l’étrange Garflix, extra-terrestre géant posé un matin sur la place du marché de la capitale du Nord.Face à la croissance des demandes en tous genres et des visites inopinées dans leurs villages, les O’guf’n ont décidé de mettre en place chaque année une semaine de consultations ouvertes à tous. Une bâtisse noire fut construite au milieu de l’océan, le « Palais des Réponses », arrimé au rivage par un pont de plusieurs dizaines de mètres. Le « palais », qui est en fait une grande maison dans la pure tradition locale, est aussi une source de revenus importante.Le spectacle est chaque année saisissant : une foule se masse sur le pont. Chacun à son tour peut passer devant le collège des sages, qui ont la réputation de donner une réponse infaillible à chaque demande. Cela peut aller d’une question sur la période de floraison des Rosats ou du moyen de retrouver l’amour perdu d’un être aimé. Bien entendu, la mise en œuvre de la solution peut être complexe, mais la faisabilité n’est pas le problème des sages. Toutes les questions, et leurs réponses, sont soigneusement classées et répertoriées pour nourrir l’encyclopédie sous-marine. Certaines questions sont toutefois interdites, notamment celles qui mettraient en danger les O’guf’n ou leurs visiteurs.Certains monarques et grands dirigeants ont interdit aux citoyens de se rendre au Palais des Réponses, pour ne pas perdre l’autorité et la toute-puissance conférées par leurs fonctions sur leurs sujets, au profit des O’guf’n. Les plus belliqueux ont parfois envoyé leurs armées pour détruire ces concurrents, mais ils ont toujours été mis en déroute, par la ruse ou la technologie des O’guf’n et la défense organisée par les autres peuples qui ne voulaient perdre le bénéfice de leurs conseils. Si bien qu’aujourd’hui personne n’aurait l’audace de remettre en cause leur neutralité.On prétend que les monarques obtiennent des entrevues secrètes dans la ville des O’guf’n sur des sujets d’ordre politique ou militaire. En constatant la frugalité de leur vie quotidienne et leur absence d’ambition politique, on ne peut qu’y voir une façon de maintenir leur bonheur et de faire du commerce pacifiquement. Certains murmurent que ce peuple de l’eau, grâce aux conseils avisés offerts aux uns et aux autres, est le vrai maître du continent.
« Que le conseil des sages commence. »Les conseillers O’guf’n s’assoient en cercle sur une plateforme de bois recouverte d’un toit de poutrelles, dans une bâtisse reposant au milieu de l’océan. Ils ne prononcent aucun mot, l’essentiel de leur dialogue est perçu dans leurs esprits, ce qui assure une totale confidentialité et une précision inaccessible au langage vocal. Ce qui suis est une tentative de retranscription de leurs échanges.Le mouvement du monde suit un parcours linéaire, tel qu’il était prévu depuis la nuit des temps. Les peuples résistent aux difficultés de la vie mais continuent leur expansion, sous le contrôle de dirigeants plus ou moins avisés. Le regroupement des royaumes ne fait aucun doute pour l’avenir. Certains pourraient encore se montrer hostiles à notre égard, pour éviter que leurs ennemis ne bénéficient de nos réponses en nous soutirant de force des stratégies victorieuses. Notre conseil doit statuer sur l’usage de notre influence pour favoriser une évolution géopolitique qui irait dans notre intérêt.Jusqu’à présent, nous nous sommes interdits d’influencer leurs jugements et nous sommes naturellement devenus indispensables à leurs yeux. Notre impartialité est notre force et elle est la garantie de notre longévité. Nous accompagnons ceux qui le demandent car nous sommes convaincus que le savoir partagé est source de sagesse et de paix. Nous serons prêts à nous défendre, avec nos alliés, s’il le faut, mais nous ne devons interférer dans la continuité de leurs destins.Mes amis, ne nous voilons pas la face, affirme un jeune conseiller. Nos pouvoirs télépathiques nous donnent la puissance d’influencer chaque visiteur. Vous savez comme moi que les conseils avisés que nous prodiguons s’accompagnent d’une influence systématique pour leur faire accepter ces conseils, ce qui les rend plus dépendants à chaque visite.Je loue vos efforts pour évoquer ces points avec objectivité, lui répond le conseiller. Il est toujours complexe d’analyser l’impact exact de nos pouvoirs télépathiques, puisque nous en sommes à la fois le créateur et l’analyste, mais je reste convaincu que le libre-arbitre n’est pas modifié chez nos visiteurs. La gratitude qu’ils nous témoignent provient de leur satisfaction liée aux conseils reçus, pas d’une quelconque influence invisible. Je le crois.Et pourtant cher conseiller, il est une dérive inquiétante qui a débuté il y un siècle. Malgré nos efforts pour rétablir une perception lucide de la vérité, certains nous considèrent comme des dieux omnipotents. Ils ne viennent plus pour obtenir des conseils mais des recettes miraculeuses. Un jour viendra où ils pourraient nous reprocher de n’être pas intervenus pour résoudre une situation périlleuse. Vous savez comment l’émotion peut rendre aveugle. Nous seron sommés de prendre en charge toute exigence.Kak, que chacun considère comme le premier d’entre eux, prend la parole :Il ne nous est pas permis de sortir de notre rôle. Nous disposons d’un savoir assorti d’un pouvoir. Tous les peuples doivent en bénéficier. En contrepartie, nous y avons gagné le droit de vivre pacifiquement. Nul ne peut connaître l’impact psychologique de notre aide et notre loi interdit formellement l’influence directe. Tout comme il n’est pas dans notre intention de paraître des dieux et d’en hériter des obligations qui y incombent.Le jeune conseiller Vak répond :Cher ami, j’entends la sagesse de vos propos. Ils s’appliquent avec succès depuis des générations et je n’imagine pas le remettre en cause. Toutefois, si le bonheur de notre peuple était en jeu, ne devrions-nous pas faire évoluer notre législation ?Depuis toujours, nous respectons toutes les créatures de Malderève. A titre d’illustration, nos aïeux ont préféré habiter sur l’océan, dans ces humbles maisons de bois, plutôt que de chasser les Croches des sables et bâtir des palais. Si un danger plus grand apparaissait, nous chercherions de nouveau une issue pacifique.Pourtant, lors de la Guerre des Marées, nous avons utilisé les engins militaires de nos alliés et nos pouvoirs télépathiques contre l’ennemi. Les pertes furent nombreuses. S’il le faut, nous recommencerions, n’est-ce pas ? Ne serait-il pas plus simple et plus pacifique d’agir avant qu’une guerre éclate et ne nous oblige à commettre des actes que nous réprouvons ? Un coup de pouce invisible pour éviter des millions de morts, n’est-ce pas raisonnable et mesuré ? Nous devons changer la loi !Les propos de Vak ont porté. De nombreux conseillers expriment une approbation nuancée. Le conseiller Kak connait la dérive d’une telle décision, car la notion de « raisonnable et mesuré » peut s’élargir au gré des circonstances. Demain, l’influence peut concerner les débouchés commerciaux, les mariages entre souverains ou la recherche scientifique. Sous prétexte de défense des intérêts du peuple, les ambitieux chercherons à accroître leur pouvoir. Ils étendront leur domination au gré des demandes des peuples placés sous leur dépendance, et heureux d’être mis en servitude volontaire.Kak, fait la synthèse de la décision équilibrée du jour, avec l’approbation des conseillers.– Nous décidons que la démarche pourrait exister. Dans une circonstance exceptionnelle, il sera validée en amont par le conseil, qui désignera un responsable unique de l’influence, dans un objectif formalisé et au cœur d’une stratégie délibérée.Au même moment, en Garutie, Fanny couche son enfant dans son lit. Il y a encore un an, il était destiné à une mort certaine. Une malformation cardiaque le rendait inapte à la vie. Abattu par la tristesse, ne pouvant affronter cette situation dramatique, son mari l’avait abandonnée. Elle vivait seule, avec sa peine et la mort programmée de son enfant devant elle. Sa dernière chance se trouvait chez le peuple de la mer. Elle s’était donc rendue au Palais de Réponses, avait attendue des heures sous le soleil, avant de se retrouver face à l’un des conseillers, pleine d’espoir.Fanny avait formulé sa requête, répétée mille fois dans sa tête sur le chemin. Le conseiller avait fermé les yeux et avait fourni l’unique solution qui lui permettrait de maintenir son fils en vie. Puis on l’avait conduite rapidement vers la sortie sans qu’elle puisse formuler un remerciement, les yeux noyés de larme. De retour chez elle, elle avait appliqué à la lettre les recommandations. Elle avait tout donné pour obtenir les produits nécessaires, elle avait veillé des mois sur sa progéniture. La guérison fut lente, mais l’enfant survécut.Fanny avait reçu un coquillage de la main des O’guf’N, simple bibelot offert à chaque visiteur comme souvenir de visite du Palais des Réponses. Elle le plaça à leur retour sur le bord d’une petite fenêtre de sa chambre, pour ne plus jamais y toucher.Ce soir, comme chaque soir, elle se met en tailleur devant lui. Elle ferme les yeux et prononce les mêmes phrases : « merci, peuple de la mer, merci de vos bienfaits. Je vous en supplie, préservez encore mon enfant… »