Ilne cliqua pas sur envoyer. Danieln’arrivait pas à se décider à annoncer à Luigi la mauvaise nouvelle. Le résultatde la mesure était si absurde, il voulait encore chercher. Ils ne faisaient queça depuis plus d’un mois. La première mesure de la vitesse de neutrinos sur unelongue distance venait d'être effectuée et son résultat était aberrant. Ilsavaient été détectés avec soixante nanosecondes d'avance sur ce qu'on pouvait logiquementattendre. Il devait y avoir un problème dans le processus de la manip. Il fautdire que cette mesure de vitesse relevait de l'usine à gaz. La collaborationscientifique SYMPHONIE qui étudiait les oscillations de ces particulesélémentaires qu'on appelait des neutrinos, avait décidé, à la courte majoritéde ces membres, d'ajouter une mesure de vitesse à ses actions expérimentales,même si cette donnée en soi n'apportait rien pour la problématique del'oscillométrie des neutrinos. Cela faisait cinq ans que Luigi Scuola était devenu leporte-parole puis le directeur scientifique de la collaboration internationalequi regroupait plusieurs dizaines de physiciens et physiciennes de neuf payseuropéens. Il avait besoin de publier un résultat sur cette mesure de vitesseavant que l'expérience américaine concurrente ne le fasse. Question deprestige. (...)
Il avait fallu presque une année entière pour finaliserla conception de la manip une fois que cette dernière avait été acceptée par leconsortium SYMPHONIE. A l'automne 2009, le temps semblait passer trop vite pourFrédéric Fournier qui entamait sa deuxième et avant dernière année de thèse. Ilcommençait sérieusement à se dire qu'il ne verrait peut-être pas la mesure enelle-même mais juste sa mise au point et les tests associés. L'équipe d'Orsay s'étoffa par l'arrivée d'une jeunechercheuse en post doctorat, une sympathique brune italienne longiligne à lavoix plus rauque que suave. Cristina Voldoni venait de soutenir sa thèse àl'Université de Milan sur la recherche d'une désintégration béta extrêmementrare, dans le but de démontrer la nature potentiellement très particulière desneutrinos : qu'ils seraient leur propre antiparticule. Sa manip s'appelaitGERMA, un nom facilement trouvé pour une expérience qui utilisait de grosdétecteurs en germanium. Elle était également installée au laboratoiresouterrain du Gran Sasso. Cristina avaitle gros avantage de bien connaître à la fois la physique des neutrinos et lelabo souterrain, en plus de connaître la langue de Pirandello. Daniel étaitfier de sa recrue. (...)
En octobre, Ettore devait se rendre en compagnie deHeisenberg à un congrès de physique à Bruxelles, c'était la septième conférencedu genre. Les grands noms de la physique quantique devaient y participer.C'était une occasion de revoir le pape Enrico Fermi, comme il l'appelait. PaulDirac et Albert Einstein y étaient attendus, ainsi que le danois Niels Bohr. Ils avaient prévus de s'y rendre juste après leur séjourde six semaines à Copenhague. Depuis la capitale danoise, Heisenberg, Rosenfeld et luiprirent le train en direction de la Hollande sous une pluie battante. Ettore seréjouissait de retrouver son maître Fermi ainsi que de rencontrer pour lapremière fois le père de la grande théorie de la Relativité Générale. Il étaiten revanche dépité de devoir rencontrer Paul Dirac, et craignait surtoutd'entendre beaucoup parler de sa fumeuse théorie de l'électrodynamique et sesénergies négatives... Le thème de ce septièmecongrès de la fondation Solvay était la structure et les propriétés des noyauxatomiques. Nul doute que se déroulant non loin de Paris et présidé cette annéeencore par Paul Langevin, le couple Joliot serait là, une occasion peut-êtrepour Ettore de leur reparler de la découverte qu'ils avaient ratée au profitd'un autre anglais
Il faudrait bien annoncer un jour la valeur mesurée àLuigi Scuola. Luigi était un de ces professeurs émérites qui forçaient lerespect. Il aurait bientôt soixante-quinze ans, qui était pour lui l'âge ultimeau-delà duquel il ne pourrait plus exercer de fonction officielle, la loiitalienne était ainsi faite. Elle fixait la limite d'âge à dix ans après ladate légale de départ à la retraite. De nombreux chercheurs obtenaient aisémentle grade de professeur émérite dans le seul but de poursuivre leur travailpassionnant. Certains profitaient de cette facilité pour éviter de se retrouverbrutalement du jour au lendemain à la maison, en tête à tête avec la mamma. Luigi avaitrejoint l'INFN, l'institut italien de physique nucléaire, alors que l'aura deEnrico Fermi était encore vive, même plus de vingt ans après son exil aux Etats-Unis.C'était en 1961, cinq ans après la découverte expérimentale de l'existence desneutrinos par les américains Reines et Cowan. C'était une époque bénie oùpartout en Europe la physique nucléaire vivait un véritable boom. Les étudiantsen physique étaient recrutés à tour de bras dans les grands organismes derecherche ou les universités. Luigi avait fait partie de ceux-là et s'étaitlancé tout de suite dans ce domaine tout nouveau qu'était la physique desneutrinos. Il ne l'avait pas quitté depuis, cinquante ans dévolus auxparticules fantômes, neutrinos et antineutrinos, des trois saveurs connues. Luigi était ce qu'on appelait un ponte. Il faisaitpartie des plus grands experts mondiaux des neutrinos. Il avait trempé dans lesexpériences les plus impressionnantes dédiées à la détection des neutrinos,qu'ils soient d'origine atmosphérique, solaire ou astrophysique. Daniel, qui ne s'était intéressé aux neutrinos que surle tard, se sentait tout petit quand il parlait avec Luigi, comme un enfantdevant son maître d'école, malgré sa cinquantaine bien tassée. Il n'osait paslui annoncer qu'il mesurait des neutrinos qui allaient plus vite que la lumièresans avoir encore trouvé l'origine du défaut de mesure depuis maintenant dessemaines... Le jour tant redouté arriva fin mars quand Daniel reçu un coup detéléphone, le numéro qui s'afficha sur l'écran était celui de Luigi. Daniellaissa sonner trois fois en réfléchissant vite à la façon d'amener la chosepuis décrocha.(...)
Il faisait encore chaud ce soir de fin octobre lorsquele train s'immobilisa dans la gare centrale romaine. Le jeune homme ténébreuxqui patientait depuis cinq minutes derrière la porte vitrée du wagon put enfindescendre sans un regard autour de lui. Fermi le suivait, suivi de EmilioSegré. Les trois scientifiques se séparèrent sur le parvis de la gare, sesaluèrent et se donnèrent rendez-vous le lundi suivant à l'Institut. Ettore se dirigeait à pieds vers son petit appartementqui se trouvait via Ruinaglia, à mi-chemin de la gare Termini et de l'Institutde Physique. Il était plongé dans des pensées sombres. Il repensait à cet hommequi le suivait. Puis l'instant d'après il pensait à ce qu'il avait appris àLeipzig et comment cela avait été accueilli par la communauté des physiciens aucongrès Solvay. La théorie que Paul Dirac avait publiée il y a cinq ans étaitmaintenant portée aux nues. L'homme à la casquette avait une vague ressemblanceavec Dirac. Il portait unelourde valise, marchant lentement sur la Via Cavour, cette longue avenue quilui permettait de voir facilement si quelqu'un restait derrière lui en seretournant à intervalles réguliers mais tout de même aléatoires pour surprendrecet éventuel poursuivant. Ettore savait que ce n'était pas la bonne théorie pourexpliquer les particules d'énergie négative. Et il l'avait trouvée à Leipzig,la bonne théorie, elle était beaucoup plus élégante que celle de l'anglais.C'était juste après que la nouvelle de la découverte de l'électron positifs'était répandue au département de physique de l'Université de Leipzig. Ça nelui avait même pas pris beaucoup de temps finalement. Entre le jour oùHeisenberg lui avait montré l'article de Anderson et la fin de sa démonstrationqu'il avait laissée à l'état de brouillon sur un grand cahier, il avait dû sepasser à peine cinq ou six semaines, peut-être moins. Ettore se retournait detemps en temps pour voir si jamais quelqu'un le suivait. Il y avait peu demonde dans les rues à cette heure. (...)
La pluie tombait sans discontinuer depuis plusieursjours sur le campus, un ciel bâché, d'un gris francilien classique. La moitiédes membres du groupe SYMPHONIE travaillaient au labo à Orsay, l'autre moitiéétait sur place avec le renfort de cinq permanents du Centre National d’ÉtudesSpatiales, ceux-là même qui avaient installé les systèmes de synchronisationGPS. Ils avaient fait spécialement le déplacement depuis Toulouse jusqu'àL'Aquila. Frédéric restait à Orsay pour compiler chaque jour tousles résultats de vérification qui étaient faits, de celui de moindre importancea priori à celui semblant le plus sensible. Cristina avait préféré se rendresur place pour mieux réfléchir "avec les mains" comme elle disait.C'est là qu'elle se sentait le plus utile. Fred et Cristina s'envoyaient desmails en continu, tous ne contenaient pas que des informations scientifiques. Cristina savait que Fred cherchait à tout prix à sedémarquer des autres jeunes chercheurs doctorants de sa promotion, y compris ens'octroyant la paternité d'un résultat rocambolesque, la preuve d'une nouvellephysique, la découverte de particules dépassant tous les tabous de vitesse,même si cela pouvait s'avérer faux à terme. Frédéric ne craignait pasl'opprobre en cas d'erreur expérimentale qu'il n'aurait pas vue, il étaitambitieux, quitte à devoir quitter la scène prématurément. Cristina était larigueur scientifique incarnée. Elle, ne comprenait pas comment on pouvait jouercomme ça avec les faits. Fred lui disait que chaque jour qui passait était unpoint de gagné pour lui dans la course au prix Nobel, il le disait presquesérieusement. Elle, lui répondait que s'il écrivait qu'il avait découvert desneutrinos supraluminiques, à quoi elle ne croyait absolument pas, et qu'ondécouvrait un peu plus tard l'origine des soixante nanosecondes, il serait larisée de toute la communauté et ne pourrait plus jamais être chercheur enphysique des particules. Presque chaque soir, ils separlaient via skype et bien souventleurs discussions se focalisaient sur les neutrinos, chacun évoquant denouveaux arguments pour ou contre des neutrinos plus rapides que la lumière.
Eté 1936. La canicule écrasait le Colisée. EttoreMajorana vivait reclus dans son petit appartement de la via Ruinaglia. Iln'avait pas remis les pieds à l'institut de Physique depuis plus de deux ansmaintenant. Les garçons de la via Panisperna, la cour du Pape Fermi, n'étaientplus nombreux à lui rendre visite. Seuls Edoardo Amaldi, Giovanni Gentile etEmilio Segré passaient parfois lui rendre visite pour s'enquérir de sa santé.Ettore avait ressorti ses écrits de physique comme par un sursaut d'orgueilmais se gardait bien de l'annoncer à ceux qu'il considérait comme ses ancienscollègues. L'année précédente, Ettore avait perdu toute envie, ilavait passé de longs mois à ne rien faire hormis lire des romans et des essaisde philosophie, tout sauf de la physique. Il ne sortait alors presque jamais deson appartement où il maintenait une obscurité en gardant ses persiennesentrouvertes pour laisser passer juste un mince rai de lumière permettant toutjuste de lire. Il en était même arrivé à ne plus faire aucune attention à sonaspect. Il s'alimentait très peu et s'était laissé aller. Chaque visite de ses quelques amis ou de son frère sesoldait indifféremment d'un sentiment de détresse face au spectacle quelaissait entrevoir Ettore. Sa maigreur était devenue effrayante. Il arboraitune longue barbe non entretenue et des cheveux bien trop longs qui luitombaient sur le visage qu'on devinait à peine. Lorsqu'il daignait ouvrir labouche, ses paroles étaient presque inaudibles pour son interlocuteur. Ettore avait peur, il était terrifié à l'idée de perdretout ce qu'il avait créé, cette beauté théorique, sa compréhension du monde. Ilsavait qu'on voulait lui voler, qu'on voulait l'anéantir. Il devait seprotéger. Ettore avait passé de longues heures à se plonger dans des romanscomme une échappatoire, il connaissait tout Pirandello, chacune de ses phrasesrésonnait en lui. Il passait aussi beaucoup de temps auprès de son échiquier àétudier les meilleures combinaisons. Il jouait contre lui-même et étaittoujours heureux de parvenir au mat, quel que soit le gagnant. C'est en juillet qu'Ettoreavait décidé de retourner dans le monde réel, dans le monde physique. Lalecture de Nietzsche l'avait définitivement convaincu. Il devait accomplir satâche.
Dix-huit juin, Frédéric se foutait comme de l'anquarante de l'anniversaire de l'appel du général De Gaulle, c'était le jour desa soutenance de thèse. En fin d'après-midi il serait docteur en physique. Ilavait rêvé de ce jour depuis bien longtemps, et maintenant il y était. C'étaitdifficile à croire et pourtant si prégnant. Il était épuisé. Les derniers moisavaient été si éprouvants psychologiquement. Depuis qu'il avait envoyé sontapuscrit, comme les doctorants aimaient à appeler leur mémoire de thèse, il nes'était pas économisé. Il avait rejoint le groupe de Cristina pour poursuivrela traque à l'erreur expérimentale, avec toujours le secret espoir de ne pas entrouver, mais il n'était resté que quelques semaines au Gran Sasso sur les deuxmois. Depuis ce temps, il n'avait rien eu de nouveau à écrirepour sa présentation powerpoint. Ilallait annoncer l'existence d'une anomalie de vitesse des neutrinos, avec unesérie d'éventuelles conséquences révolutionnaires. Il citerait de manièreexhaustive tout ce qu'il avait accumulé dans les annexes de son mémoire,agrémenté des nouvelles vérifications qui avaient été faites depuis deux mois,afin de donner à son annonce le caractère le plus robuste qu'il puisse. Ilétait prêt. Bien sûr, la soutenance comme prévu se passerait à huis clos. Seulsles membres du jury y assisteraient en signant une clause de confidentialitéqui leur empêcherait de divulguer ce qu'ils avaient lu et entendu. Même safamille proche était exclue de l'amphithéâtre, alors même qu'ils necomprenaient pas un traître mot de tout ce que pouvait leur expliquer Frédériclors des repas familiaux. De façon paradoxale, le huis clos s'appliquait égalementà l'entourage professionnel proche, qui était pourtant totalement au fait de ceque pouvait dire Frédéric. Cristina en faisait partie. Elle était furieuse dene pas pouvoir entendre d'elle-même les mots qu'allait employer Fred. Ilsavaient déjà fait plusieurs répétitions en petit comité. Mais Cristina n'étaitpas certaine que Fred s'exprimerait exactement de la même façon. Elle en avaitpeur. S'il parlait du résultat supraluminique en jubilant, ce ne serait pas lamême chose que s'il l'évoquait comme une possibilité parmi d'autres,probablement très incertaine. C'est cela qu'elle désirait qu'il dise, s'ildevait en parler. Le mieux selon elle serait qu'il en parle de façon beaucoupmoins triomphale que ce qu'il avait écrit dans son manuscrit, voire qu’il serétracte. De toute façon, le mal était fait, il l'avait écrit. Il ne l'avaitpas écoutée.
Edoardo Amaldi avait réussi l'impensable, ramener EttoreMajorana à une vie "normale" d'universitaire. Lors d'une visiteà celui qui n'était plus vraiment son ami mais à qui il tenait toujours,Amaldi, qui avait trouvé un Ettore plutôt en forme, contrairement aux moisantérieurs, lui avait demandé si il était intéressé pour devenir professeur àl'Université pour donner des cours de haut niveau en physique et pouvoircontinuer à travailler dans la recherche à l'Institut. A sa grande surprise,Ettore lui répondit positivement. Il semblait même presque heureux à cetteidée. Un concours administratif pour être professeur allait se dérouler au débutde 1937, c'était le premier du genre depuis celui qui vit triompher EnricoFermi dix ans plus tôt. Le problème était qu'il n'y avait que trois postes, etnombreux étaient les anciens membres de la cour de Fermi qui pouvaientcandidater. Et la plupart ne pensaient même plus que Majorana pouvait en être. De retour à l'Institut, Edoardo Amaldi alla tout desuite voir Enrico Fermi qui se trouvait dans son bureau. Fermi faisait partiedu jury de sélection des futurs professeurs d'université. Il avait un grandpouvoir sur le processus de sélection des candidats. Lorsque Amaldi lui relatasa conversation avec le génie maudit qui commençait à se faire oublier de sescondisciples, mais certainement pas de Fermi qui avait toujours cru queMajorana était de la trempe d'un Galilée ou d'un Newton, le chef du groupe dePhysique théorique arbora un large sourire. Fermi parvenait à peine à contenirsa joie. Il avait besoin d’Ettore. Suite à de multiples tergiversations avec le ministèreet grâce à des personnalités haut placées, Fermi était parvenu à faire créerune chaire de physique à l'Université de Naples par le ministère del'enseignement supérieur. Cette chaire serait séparée du concours de 1937, pourlequel il avait déjà été décidé de manière officieuse que les trois postesseraient attribués à Wick, Gentile et Amaldi. La nouvelle chaire de Naplesserait affectée de manière exceptionnelle à Ettore.
Daniel s'était démené pour obtenir un contrat à duréedéterminée de six mois du CNRS pour Frédéric, dont le contrat de thèse prenaitfin le 31 juillet. Il pouvait ainsi rester dans le groupe jusqu'à la finjanvier de l'année suivante. Ce fut une véritable bouée d'oxygène pour tout lemonde. Dès qu'il eut terminé les quelques corrections qu'il devait apporter àson manuscrit ainsi que l'ajout de la page de remerciements, Frédéric décida deretourner au Gran Sasso avec le reste du groupe. Il remerciait bien évidemmentles rapporteurs de sa thèse ainsi que les autres membres du jury avec unemention particulière à Luigi, qui avait accepté d'en être le président.Frédéric évita de s'étendre en remerciements mielleux ou d'inclure des privatejokes comme on en voyait trop souvent dans de nombreux mémoires. Il remerciachaleureusement sa mère qui lui avait vraiment permis d'accomplir matériellementses études supérieures jusqu'au master. Au moment de faire un dernier salut àses condisciples du LP2HE dans cette page très personnelle, Frédéric avaitbeaucoup réfléchi à ce qu'il voulait écrire pour Cristina. Il avait un instantsongé à faire une citation globale, comme certains faisaient, en écrivant unephrase du style "un grand merci également à tous les doctorants, postdoctorants, ingénieurs et techniciens du LP2HE, trop nombreux pour être touscités, ils se reconnaitront...". Mais Cristina devait être mentionnéespécialement, malgré tout...
Depuisqu'il avait enfin trouvé l'atome magique, celui qui devait produire une doubleradioactivité béta avec uniquement deux électrons d'énergie fixe, Ettore étaitjoyeux par moments. Il essayait maintenant de savoir par quel moyen il seraitpossible de trouver des grosses quantités de ce métal qui s'appelait legermanium. C'était le noyau de germanium, celui qui possédait 32 protons,accompagnés de 44 neutrons, qui était l'élément de choix. Il l'avait calculé,c'était celui-là et pas un autre, celui qui montrait la plus grande probabilitéde produire ce phénomène. Il y avait aussi d’autres éléments possibles, comme lecalcium à 28 neutrons ou le molybdène à 58 neutrons, mais seul le germaniumétait un métal conducteur et serait à même de permettre une détection facile desélectrons. (...)
Le papier fut mis en ligne par Daniel dans la nuit du 22au 23, il se terminait par une phrase pour le moins ambiguë : "Malgré laprécision et la stabilité de ce résultat, sa portée importante motive lapoursuite de notre étude pour chercher de possibles effets encore inconnuspouvant l'expliquer." Elle pouvait être interprétée de plusieurs manières,les "effets encore inconnus" pouvant être compris comme des effetsinstrumentaux ou bien des effets physiques. Erreur expérimentale ou anomaliedes neutrinos. Certains membres de la collaboration SYMPHONIErefusèrent de cosigner l'article, estimant qu'il s'agissait d'une démarcheinsuffisamment scientifique. Cristina ne le signa pas. Tous les autres membresdu groupe d'Orsay cosignèrent. Le premier auteur était Daniel, suivi par Luigi,Frédéric, puis tous les autres coauteurs. Le grand auditorium du CERNavait commencé à se remplir dès huit heures du matin alors que le début de laprésentation était planifié à dix heures. Tout le monde ne parlait que de ça.Alors que l'annonce du séminaire ne parlait que de résultats"importants" de SYMPHONIE, les chercheurs avaient pour la plupartconsulté le site internet de preprints et connaissaient la teneur de cequi allait être présenté même si ils voulaient l'entendre de vive voix. (...)
Il avait pris sadécision. L'homme à la casquette finirait tôt ou tard par le retrouver, il lesavait. Ettore ne supportait plus d'être menacé en permanence, et il n'avaitpas supporté non plus de faire cette erreur grossière dans sa théorie desneutrinos. La conjecture absurde qu'il avait faite sur la cinématique desneutrinos le hantait. Comment avait-il pu se tromper de la sorte et ne pas serendre compte de son erreur plus tôt ? L'introduction de vitesses supérieures àla constante universelle ne menait absolument nulle part. Il n'était plus bon àrien... Tout cela était futile. Des centaines de pages à mettre à la corbeille.Tout ça pour rien. A quoi bon continuer si c'était pour se faire menacer pourdes futilités ? Le mieux était peut-être de s'échapper définitivement,disparaître. Oui, la meilleure solution, la seule solution était dedisparaître, s'en aller comme Mathias Pascal. (...)
Dès le lendemain du séminaire du CERN, un torrent inimaginable déferlasur le LP2HE. L'information avait été relayée en temps réel à la fois sur lesréseaux sociaux mais aussi dans les grandes agences de presse. Des médias dumonde entier tentaient de joindre les protagonistes de la mesure de vitesse, aupremier rang desquels se trouvaient Daniel, Bernard et Frédéric. Le téléphonesonnait sans arrêt, des journalistes de tous types voulaient obtenir unentretien pour comprendre, ils parlaient presque tous en mentionnant Einsteindans leur premiers mots, "Einstein mis en défaut", "Einsteinavait tort", Einstein ceci, Einstein cela", c'était épouvantable. Lestandard du labo était constamment occupé. La totalité des postes téléphoniquesdes différents membres de l'équipe sonnaient de manière continue, à tel pointqu'il fut décidé de les laisser tous décroché et de n'utiliser que desportables pour communiquer avec le Gan Sasso ou d'autres collègues en attendantque de nouveaux numéros puissent être attribués
Luigi Scuola avait un secret, un de ceux que l'on nepeut dire à personne. Il savait que le grand physicien Ettore Majorana n'étaitpas mort lors de sa disparition mystérieuse fin mars 1938. Il gardait ce secretavec lui depuis sa plus tendre enfance, et pour tout dire, cette preuve qu'ilpossédait recelait un tout autre secret encore plus prodigieux, il le croyaittel en tout cas. Luigi était né à Naples le 23 mars 1938. C'était sa mèrequi lui avait raconté toute cette histoire et qui lui en donna la preuvequelques années plus tard. Alors que l'histoireitalienne retenait qu’Ettore Majorana avait disparu en mer quelque part entrePalerme et Naples dans la nuit du 26 au 27 mars 1938, s'étant probablementsuicidé par noyade en sautant d'un navire dans la baie de Naples, Luigi pouvaitaffirmer au contraire qu’Ettore Majorana, l'illustre Ettore Majorana, étaitbien vivant le matin du lundi 28 mars 1938. C'est précisément le 28 mars 1938que sa mère, Giulia Scuola, qui était issue d'une grande famille napolitaine,sortit de l’hôpital Santo Bono après avoir passé une visite médicaleobligatoire après tout accouchement. Elle avait donné naissance à son premierenfant cinq jours auparavant à son domicile. Le petit Luigi était né à un termepresque avancé et le travail avait été assez long et difficile. Mais le bébéétait superbe.
Le résultat de l'analyse sur le faisceau avec pulsescourts arriva le soir du 16 novembre, c'est Frédéric qui effectua l'analyse. Lerésultat lui fut sans surprise : une avance de 60,2 nanosecondes. A unpouillème près, c'était exactement le même écart que précédemment. Il n'y avaitdonc pas de biais expérimental de ce côté-là. La méthode statistique utiliséeinitialement n'était pas en cause. Le mystère et l'excitation restaiententiers. Une deuxième version de l'article pouvait être mise en ligne enmontrant un résultat renforcé par cette nouvelle mesure plus précise. Cettedeuxième version fut écrite dans la foulée de l'analyse. Tout le débutdescriptif de l'expérience restait inchangé par rapport à la version précédente,il était simplement ajouté le résultat obtenu avec les pulses de quelquesnanosecondes. Le journal qui avait été choisi pour publier le papierétait un journal de physique qui avait une très grande renommée, avec unfacteur d'impact supérieur à cinq, c'était un journal très lu par la communautédes physiciens des hautes énergies. L'European Physical Journal C, commela plupart des revues à comité de lecture, prenait d'habitude l'avis de deux referees,deux scientifiques du domaine qui devaient juger de la qualité du travailproposé pour publication. Daniel envoya l'article à l'European Physical Journal.Mais, sous l'insistance de Wolfgang Brünner, le chef du groupe de Heidelbergqui avait rejoint SYMPHONIE récemment, Daniel accompagna le texte de l'articled'une demande non conventionnelle à la revue, il demanda que six personnesparticipent au comité de lecture au lieu de seulement deux, de manière àpouvoir couvrir tous les types de dispositifs qui étaient employés dans lamanip. C'était une demande particulièrement hors norme, la plupart desscientifiques se contentaient volontiers de l'avis éclairé des deux pairsdésignés pour l'amélioration de leur article.
– Daniel, ça y est! On a trouvé quelque chose ! Cristinaexultait au téléphone. – Quoi ? – Philippe a trouvé une dérive dans l'horloge de la réf 2!Ça joue sur le temps d'arrivée du signal... Mais... ce n’est pas dans le bonsens ! – Ça fait une autre avance ? Combien de nanos ? répliquaDaniel, paniqué. – Attends, Phil est parti chercher l'oscillo, je terappelle dès qu'on a mesuré la différence. Cristina ne tarda pas à rappeler Daniel, qui étaitencore resté tard au labo ce soir-là. Ilneigeait de gros flocons dehors. Ils semblaient peser des tonnes. Entre temps,Daniel répéta à Fred ce que venait de lui dire Cristina. Fred, qui partageaitle bureau, avait compris les grandes lignes d'après les réponses du responsabledu groupe. Daniel ne mettait d'habitude jamais son téléphone sur lehaut-parleur, sauf cette fois-là lorsque Cristina rappela. – Ça fait une avance supplémentaire de quinze nanos!Quinze!... – T'es sûre ? Quinze ? – Oui, c'est quinze. Quand on annule la dérive, lesignal est reçu quinze nanosecondes après. – Merde!... – Ça veut dire qu'il y aurait un deuxième défautailleurs alors, dans l'autre sens... Maintenant il faut trouver un delta desoixante-quinze au lieu de soixante...
Elleavait eu comme un flash en voyant le boitier. Ilfallait trouver un écart en temps de soixante-quinze nanosecondes. Les signauxde top départ étaient transmis depuis l'extérieur du Gran Sasso jusque dans lesordinateurs de la salle de commande par une suite de très longues fibresoptiques. Ces fins cheveux de verre transparents regroupés en petites grappestransportaient le signal sous forme de lumière laser verte. Mais cette lumièrene se déplaçait pas à la vitesse de la lumière dans le vide, il fallait prendreen considération le milieu de propagation, le verre, qui avait un indice deréfraction de 1,3, ce qui entraînait une vitesse inférieure de trente pourcentsà c. Un soir, Cristina était encore au labo très tard. La dernière voiture,celle de l'équipe de l'expérience DAMA, devait partir à 22h30. Elle s’amusa àcalculer simplement à partir de cette vitesse dans le verre quelle était ladistance correspondant à une durée de soixante-quinze nanosecondes. Le calculétait une simple division qu'elle effectua sur sa calculatrice dernier cri ense balançant sur son fauteuil à roulettes. Elle trouva une valeur égale àdix-sept mètres et vingt-neuf centimètres. Elle savait que la grande fibre optique avait déjàété vérifiée à plusieurs reprises, on avait mesuré les longueurs detransmission et d'éventuels déphasages sans pouvoir conclure sur une cause dedéfaut. Cristina se demandait ce qu'il pouvait bien se passer dans cette fibrepour que le top de départ arrive en retard, comme si il parcourait dix-septmètres et vingt-neuf centimètres de trop...
"Meurtre au Gran Sasso" est un polar bourré de science qui prend place dans le monde de la recherche la plus actuelle sur la matière noire. On y retrouvera Cristina, l'héroine de Soixante Nanosecondes (2013), qui participe à une enquête au long cours pour élucider un meurtre mystérieux qui a eu lieu au sein de l'un des laboratoires les plus emblématiques de la physique des astroparticules, le Laboratoire Souterrain du Gran Sasso. Un physicien, spécialiste de la recherche de la matière noire par l’utilisation de détecteurs ultra-sensibles au xénon, a été sauvagement assassiné au Laboratoire Souterrain du Gran Sasso. L’agent du FBI Tom Hooper au parcours atypique est dépêché sur place en Italie pour mener l’enquête qui s’annonce difficile. Mais Cristina Voldoni, jeune chercheuse intrépide, parvient à participer activement à l’enquête, pour essayer de trouver par des méthodes peu conventionnelles qui a tué son collègue et ami. L’enquête va mener Tom Hooper et Cristina Voldoni sur plusieurs continents, au cœur de la Bataille du Xénon.
"Meurtre au Gran Sasso" est un polar bourré de science qui prend place dans le monde de la recherche la plus actuelle sur la matière noire. On y retrouvera Cristina, l'héroine de Soixante Nanosecondes (2013), qui participe à une enquête au long cours pour élucider un meurtre mystérieux qui a eu lieu au sein de l'un des laboratoires les plus emblématiques de la physique des astroparticules, le Laboratoire Souterrain du Gran Sasso. Un physicien, spécialiste de la recherche de la matière noire par l’utilisation de détecteurs ultra-sensibles au xénon, a été sauvagement assassiné au Laboratoire Souterrain du Gran Sasso. L’agent du FBI Tom Hooper au parcours atypique est dépêché sur place en Italie pour mener l’enquête qui s’annonce difficile. Mais Cristina Voldoni, jeune chercheuse intrépide, parvient à participer activement à l’enquête, pour essayer de trouver par des méthodes peu conventionnelles qui a tué son collègue et ami. L’enquête va mener Tom Hooper et Cristina Voldoni sur plusieurs continents, au cœur de la Bataille du Xénon.