Pour la rapporteuse de l'ONU Francesca Albanese, «la reconnaissance de l'État de Palestine n'a rien changé»
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Le Conseil de l'ONU a annoncé un vote sur une résolution américaine, qui aura lieu dans l'après-midi du lundi 17 novembre. Le texte prévoit notamment d'autoriser le déploiement d'une force de stabilisation internationale à Gaza : une source d'inquiétude pour Francesca Albanese, chercheuse italienne en droit international et rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés, autrice du livre Quand le Monde Dort (Mémoire d’encrier) et d'un rapport intitulé « Le génocide à Gaza : un crime collectif ».
RFI : Le Conseil de l'ONU a annoncé, il y a quelques heures, un vote, lundi 17 novembre, sur une résolution américaine. Le texte prévoit notamment d'autoriser le déploiement d'une force de stabilisation internationale à Gaza. Ça ne fait pas partie de vos recommandations : vous n'en parlez pas, vous ne l’évoquez pas dans votre rapport. Est-ce que c'est une mauvaise idée selon vous ?
Francesca Albanese : Disons que ce qui m'inquiète beaucoup en ce moment, c'est le manque de clarté et le manque d'engagement sur le respect du droit international. Parce que, vous voyez, on parle d'un déploiement d'une force internationale, pas dans un contexte de règlement, de ce qu'Israël a fait à Gaza ces deux dernières années, mais de contrôle de Gaza. Israël contrôle encore plus de 50% du territoire à Gaza. On ne parle pas de rendre compte des crimes qui ont été commis. On ne parle pas d'ouverture de Gaza.
On a entendu ces derniers mois, dans des discours sur le cessez-le-feu, plusieurs références à un contrôle qui serait exercé sur la bande de Gaza par les États-Unis et d'autres pays, au niveau international - ils devraient être des garants, disons.
Mais finalement, qu'est-ce qui se passe pour la population de Gaza ? Ce n'est pas vraiment le souci principal pour les politiciens. Aujourd'hui, à l’heure où on se parle, presque deux millions de personnes à Gaza sont hors de leurs maisons qui ont été détruites. Elles sont dans des tentes qui sont dans l'eau, elles ont les pieds dans l'eau, leurs matelas sont dans l'eau... Le niveau de toxicité du terrain est énorme, et on n'en parle pas. Quel est le futur des Palestiniens ? La paix sans la justice, c'est de l'injustice.
On va revenir à ce que vous écrivez, dans ce rapport. Vous analysez, Francesca Albanese, la responsabilité de 63 États, dont la France, dans les violations israéliennes. Pour vous, ces pays sont-ils complices ?
Ils sont absolument responsables de la situation qui a amené l'état d’apartheid d'Israël, qui a évolué en un État génocidaire.
Il faut rappeler que la Cour de justice internationale a déjà, il y a plus de 20 ans, déclaré que les actions, comme la construction d'un mur de la part d'Israël sur les territoires occupés, viole le droit à l'autodétermination, et a dit, il y a un an et demi, que l'occupation est illégale et doit être démantelée.
Depuis 1967, Israël commet des crimes de guerre. L’installation des colonies dans les territoires occupés est un crime de guerre. La colonisation est responsable du dépeuplement forcé de centaines de milliers de Palestiniens. C'est un crime de guerre qui peut être aussi qualifié de crime contre l'humanité dans certaines situations.
Et surtout, ces deux dernières années, Israël a commis des crimes obscènes. Et aucun État n’a fait assez pour empêcher que tout cela arrive. Au contraire, je trouve, et j'en ai fourni les preuves, que les États, tous ensemble, ont apporté un soutien diplomatique, commercial, économique, financier et militaire à Israël. Ce qui viole fondamentalement les obligations des États à ne pas soutenir un État qui commet des crimes.
Vous faites aussi dix recommandations dans votre rapport. Vous appelez notamment à acheminer de l'aide humanitaire par voie maritime ou terrestre, à l'organiser. Mais comment l’organiser si on sait que de toute façon, Israël va bloquer ses convois ?
Israël est puissant parce qu'on lui donne les moyens de l’être et d'exercer sa puissance. En fait, en détruisant le Moyen-Orient, Israël aujourd'hui est en train de le mettre à genoux avec le soutien des États-Unis. Le manque de vision, le manque de stratégie, le manque de principe de l'Europe vis-à-vis de tout cela me choque. Israël doit être arrêté.
Ce n'est pas le premier État qui commet des crimes. Mais, c'est le premier État qui commet des crimes abominables — on est à plus de deux ans, plus de 750 jours de génocide — et qu'on le laisse faire. Les États ont la capacité d’intervenir, d'envoyer des navires pour apporter de l'aide véritable à Gaza, pour mettre fin au blocus. C'est ce qu'il faut faire.
Mais de forcer un peu le passage alors ?
Tout à fait. Les États européens n'ont pas de problème pour forcer la main, ce sont plutôt à eux qu'on la force.
Je ne pense pas que c'est correct aujourd'hui d'imaginer qu'Israël a le soutien des États-Unis. Israël fait partie d'un dessin impérialiste que les États-Unis sont en train de réaliser au Moyen-Orient. Et Israël est un point stratégique dans ce plan.
Vous faites aussi surtout des recommandations juridiques comme suspendre Israël des Nations unies, suspendre toute relation avec Israël, coopérer pleinement avec les organes de justice internationaux, la CPI, la CIJ. Mais il y a déjà eu quand même des manœuvres diplomatiques et juridiques. La reconnaissance de la Palestine par une dizaine de pays à l'Assemblée de l'ONU en septembre, plusieurs pays ont rompu leurs liens. Et est-ce que ça a servi à quelque chose ?
Apparemment non, parce qu'en fait, ça a servi à quoi reconnaissance de l'État palestinien ?
Donc c'est bien que sur le plan de la diplomatie, ça n'avance pas ?
La diplomatie semble complètement détachée de ce qui se passe sur le terrain, et je trouve que c’est très grave. Surtout, parce que je crois beaucoup en la diplomatie en tant qu'espace pour assurer la prévention de la paix. C’est quelque chose qui a complètement échoué ces dernières années.
Mais, le génocide à Gaza, c'est beaucoup plus qu’un échec, parce que c'est quelque chose qui a quand même éveillé les consciences.
Et il y a un « effet Palestine » que ceux au pouvoir continuent à vouloir nier. Mais ça se passe dans les rues, ça se passe dans le milieu du travail, ça se passe dans les universités. Même s’il y a des contextes, où même les ministres osent annuler des colloques académiques.
Ce que je veux dire, c'est qu’on ne peut pas parler de paix avec ce qui se passe en Palestine. Regardez ce qui se passe, aujourd'hui, tous les jours, en Cisjordanie, où des colons armés attaquent des Palestiniens, des civils complètement sans défense et sans protection et en brûlant leurs maisons, leurs voitures, leurs animaux, leurs terres, en les frappant. Et personne n'intervient.
On voit ce qu’Israël est en train de faire. Alors la reconnaissance de l'État, qu'est-ce que ça a changé ? Rien. Ça a contribué à distraire de la nécessité d'intervenir pour bloquer les crimes qu'Israël continue de commettre contre les Palestiniens.
Vous racontez aussi dans votre livre votre rencontre à votre arrivée à Jérusalem en 2010, avec un homme qui deviendra votre ami, Abu Hassan. Vous vous apprêtez à passer un entretien pour l'UNRWA, l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens à l'époque, et, à votre grande surprise, il parle de « vautours des Nations unies ». Il vous dit, « c'était mieux avant, quand vous n'étiez pas là. Votre présence ne change rien ». Ça vous marque aujourd'hui encore ce qu'il a dit. Pensez-vous qu'aujourd'hui Abu Hassan dirait la même chose ?
Ah non ! Il n’aurait même pas besoin de se demander à quoi servent les Nations unies. Parce que c'est clair, aujourd'hui, on voit l'échec des Nations unies du point de vue légal. Pendant deux ans, les Nations unies ont été le forum où on parlait du droit à l'autodéfense d'Israël. Je ne dis pas qu'Israël n'avait pas le droit de se protéger. Il l’avait, il l’a, il l’aura, mais pas en occupant et en brutalisant un peuple entier.
Il a fallu plus d’un an pour arriver à discuter d'un cessez-le-feu qui n'a jamais été opérationnel. Et même le droit humanitaire a complètement échoué à Gaza. Donc ce à quoi servent les Nations unies, c’est difficile à dire.



