Avec Anna Bonalume, essayiste et journaliste. L’Italie n’est pas seulement le laboratoire de la France, elle en est le laboratoire inquiétant. Ces 5 dernières années, le pays a connu une coalition extrême droite/extrême gauche, qui n’aura pas tenu bien longtemps, puis tout récemment l’accession à la présidence du conseil de la néo-fasciste Giorgia Meloni. La question migratoire, mais aussi les problèmes économiques récurrents, pèsent sur le débat public ; et même le gouvernement Draghi, pourtant largement soutenu, n’aura pas réussi à redresser le cap. La tentation populiste, la tentation de l’homme ou de la femme providentielle, font donc régulièrement retour ; depuis Berlusconi. Et il faut croire que la démocratie italienne s’accommode bien du style outrancier, de la démagogie et de la xénophobie de plusieurs de ses figures politiques. Actuel vice-président du Conseil et ministre des infrastructures, Matteo Salvini a connu un parcours fulgurant ces dernières années. Il a ainsi été député européen, sénateur, puis ministre de l’Intérieur du gouvernement de coalition de Giuseppe Conte. Son coup de génie politique a été de transformer la ligue du Nord – régionaliste – en un parti national-souverainiste et identitaire, capable de s’adresser à toute l’Italie, de la fameuse Lombardie, jusqu’à la Calabre et les Pouilles. Adoptant un positionnement similaire à celui de Marine Le Pen en France, Matteo Salvini s’attelle à la défense des plus pauvres, à la lutte contre l’immigration, contre l’islam, et contre l’Union européenne ; défendant un programme sécuritaire et défendant le catholicisme, ou encore, plus original, proposant de lutter contre la mafia. L’homme plait, il est charismatique, et soulève l’enthousiasme partout où il passe, chacun voulant poser avec lui pour un selfie. Comment comprendre les ressorts de ce succès ? Et surtout, à quoi ressemble le populisme vu de l’intérieur ? Emmanuel Taïeb pose ces questions à son invitée, Anna Bonalume, qui a suivi et interviewé Matteo Salvini pendant plusieurs semaines.
Contre l’élection présidentielle. Gaspard Kœnig, essayiste. La France souffre de son régime présidentiel ; elle souffre de son présidentialisme ; et elle souffre de son hyper-présidence qui domine toutes les institutions, et donne le « la » de la vie électorale et médiatique. L’hyperprésidence produit la croyance en un homme ou une femme providentielle et la déception inévitable qui l’accompagne. Elle fabrique un fonctionnement politique très immature et très personnalisé, dans lequel chaque chef de parti ou chaque personnalité populaire se verrait bien dans les habits du président et alimente en permanence la course à l’Élysée. Cette domination de l’élection présidentielle depuis 1962 écrase les autres élections, notamment les élections législatives qui sont centrales dans la plupart des pays, et elle écrase surtout le débat d’idées. Pour en finir avec la monarchie présidentielle, maintes et maintes fois dénoncée, il suffirait de supprimer l’élection du président au suffrage universel. C’est par exemple ce que proposait la Convention pour la 6e République d’Arnaud Montebourg au début des années 2000. Et la proposition revient périodiquement. Il faut dire que cette élection directe du président est une anomalie en Europe, à l’exception du Portugal, et qu’on la trouve plutôt dans des régimes africains ou latino-américains dont justement les dérives présidentialistes inquiètent. Aux États-Unis, le président est élu via un scrutin indirect et ne peut pas dissoudre la Chambre. Ailleurs, le chef de l’État a un rôle purement honorifique, et le leader de l’exécutif est un Premier ministre issu des rangs parlementaires ; dont la responsabilité peut facilement être engagée. Mais le président français, lui, cumule beaucoup de pouvoirs, domine en pratique l’exécutif et le législatif, fait disparaître les corps intermédiaires et concentre toutes les doléances. Dans un étrange face-à-face, tous les secteurs de la vie sociale s’adressent désormais au président pour tout et n’importe quoi. Comme s’il était omniscient et omnipotent, et comme s’il n’y avait pas mille autres niveaux de décision, des maires aux parlementaires. Tout cela alimente des formes de bonapartisme, mais aussi des formes de populisme. Car quand il n’y a rien entre le chef et les citoyens, la tyrannie n’est jamais loin. En 1548, dans Le Discours de la servitude volontaire, Etienne de la Boétie faisait tenir le pouvoir du despote dans l’action même du peuple : « Ce qu’il a de plus que vous, écrivait-il, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. »
L'imaginaire médiéval dans les séries, avec Justine Breton, Maîtresse de conférence en littérature. Les séries médiévales sont en pleine expansion, et plusieurs d’entre elles ont connu des succès critiques ou publics très importants. Je pense évidemment à Game of Thrones, à The Witcher mais aussi à Kaamelott. Avec pour ce genre, des budgets qui explosent. Aux 100 millions de dollars par saison de Game of Thrones, répondent les 465 millions de dollars pour quelques épisodes des Anneaux de pouvoir. Certaines séries se veulent au plus près d’une réalité historique, là d’autres préfèrent explorer les contrées plus libres de la Fantasy. Mon invitée, Justine Breton, en a compté plus de 80 depuis 1949, en France et aux États-Unis notamment. Mais toutes ces séries ont en commun de construire et de relever du « médiévalisme ». Le médiévalisme est au Moyen Âge ce que l’orientalisme est à l’Orient : une vision fantasmatique qui en dit plus sur celui qui regarde que sur la réalité de ce qui est dépeint. Le Moyen Âge fictionnel a tendance à voir les hommes et les sociétés du passé comme plutôt arriérées et figées, pauvres, obscurantistes, violentes. Les personnages secondaires sont couverts de boue, les dents gâtées, les vêtements marrons ou gris, et les cathédrales étrangement blanches comme celles que nous connaissons, alors qu’elles auraient dû être pleine de cours. Tout ce Moyen Âge renvoie en fait davantage à l’image que nous en avons et même que nous attendons, qu’à une plausibilité historique. C’est ainsi surtout notre imaginaire qui est figé et pas la période filmée. Pour autant, l’intérêt de ces fictions réside précisément dans ce contraste entre une époque reculée et des enjeux très contemporains. Ainsi, le héros ou l’héroïne de la série n’est jamais tout à fait un pur représentant du Moyen Âge : il est en avance sur son temps, ingénieux, sécularisé, magnanime. Il est aussi souvent issu de la noblesse, car le peuple n’est pas jugé très cinégénique. Bref, ce héros fait avancer à lui tout seul la période qu’il habite ! Il est notre alter-égo de fiction qui raconte ce que nous ferions si nous étions projetés au Moyen Âge, dans un anachronisme revendiqué.
L’épidémie de Covid-19 a révélé à quel point nous étions dépendants des mutations des virus, de la présence des microbes, des bactéries et des germes, mais aussi à quel point nous étions tous interdépendants, pris dans des relations complexes entre entités microscopiques, épidémiologistes travaillant sur elles, organisations mondiales, gouvernements et industrie pharmaceutique. Si cette épidémie a reconduit la perception négative du mot « virus », il existe des virus qui soignent, notamment des infections tenaces. On les appelle des « phages ». Ils sont connues depuis plus d’un siècle, mais leur mise sur le marché tarde, car ils sont multiples, difficiles à produire de manière générique, et surtout sont concurrencées par les antibiotiques. Or l’efficacité des antibiotiques est en train de s’épuiser et la perspective du retour d’infections mortelles devient alarmante. Ce qu’on appelle « l’antibiorésistance » fait désormais planer une menace sur l’efficacité des opérations de chirurgie de routine ou des transplantations d’organes. En France, l’assurance maladie avance le chiffre de 12.500 décès par an imputable à l’inefficacité des antibiotiques. Une alternative est la thérapie phagique, où les « phages » vont littéralement manger les bactéries infectieuses. Mais leur seule existence ne suffit pas à leur reconnaissance, car l’enjeu, médical et politique, est de leur conférer le statut d’entités thérapeutiques. L’autre enjeu, corollaire, étant de reconnaître l’antibiorésistance comme un problème majeur de santé publique. A nouveau, tout est lié, entre la médecine, les corps individuels, les microbes, la réglementation et la politique. Pour que la thérapie phagique existe, il faut défaire certaines relations, par exemple celles aux antibiotiques, en inventer de nouvelles, avec les microbes, et s’appuyer sur de nouveaux savoirs, y compris ceux produits par les patients eux-mêmes. Ces nouvelles relations commencent à de déployer dans certains laboratoires, dans le dialogue intime entre le malade et son infection, et dans le dialogue avec la médecine et ses conservatismes. Elles se déploient internationalement, quand les malades vont chercher des phages en Géorgie et en Russie et trouver là des produits plus performants que les promesses européennes ou nord-américaines. Comment faire émerger la phagothérapie au crépuscule de la cure antiobiotique ?
Nous avons bien en mémoire les photos de Robert Doisneau montrant des enfants dans les rues de Paris, faisant d’une place ou d’une entrée d’immeuble leur terrain de jeu ; allant faire les courses pour leurs parents et revenant avec une baguette sous le bras. Nous avons en tête l’image du titi parisien et les petits Poulbots aux grands yeux. Dans Les 400 coups, Truffaut filme des collégiens qui font le mur et semblent très à l’aise dans le métro ou dans la grande ville. Plus près de nous, ceux qui ont grandi dans les années 80 descendaient le soir faire un foot avec les copains ou tourner en roller dans le quartier. L’absence de code ou de barrière pour entrer dans les immeubles autorisait des déambulations un peu à l’écart et transformait chaque cour en un petit lieu propice à tous les secrets… Mais progressivement, la ville a changé et la place des enfants dans l’espace urbain s’est considérablement modifiée. Pour les parents, la ville est devenue menaçante. Trop de voitures, trop de chauffards, trop de jeunes qui tiennent les murs, de trafic de drogues, de SDF, de pédophiles et de kidnappeurs potentiels. Les entrées des immeubles ont été claquemurées, dotées de multiples sas, et la crainte que les enfants ne fassent une « mauvaise rencontre » les a littéralement changés en « enfants d’intérieur » qu’on ne laisse plus trop sortir. Si la ville est désormais perçue comme hostile par nombre de parents, ils ont pour mission d’y préparer leurs enfants. Car il faut bien qu’ils sortent, qu’ils traversent la rue, qu’ils prennent le métro, et qu’ils anticipent des interactions. La condition de leur autonomie passe par une véritable éducation à la ville, qui à la fois les met en garde et leur donne les clefs d’une vraie liberté urbaine. Mais cette éducation à la ville est socialement située, sociologiquement différenciée, selon la classe sociale des parents, selon leur propre trajectoire, et bien sûr selon la ville. Si à Berlin on peut voir de très jeunes enfants aller seuls à l’école, ce n’est le cas ni à Paris, ni à Milan, sur lesquelles a travaillé Clément Rivière.
La langue du Mal. Olivier Mannoni, germaniste et traducteur. En 2016, le livre d’Hitler, Mein Kampf, Mon Combat, est tombé dans le domaine public. De ce livre, nous avions d’anciennes traductions en français, très lissées, qui avaient considérablement amélioré le style propre d’Hitler. Ces vieilles traductions ont circulé sous le manteau puis sur Internet. Or, Mein Kampf n’est évidemment pas un livre comme les autres. C’est un livre radioactif, maléfique, le programme du nazisme, un long bréviaire de la haine, et un pamphlet politique-symptôme absolu du populisme antisémite qui sévissait en Allemagne dans les années 20. S’il n’annonce pas explicitement la Shoah, car en 1924 elle n’a pas encore été planifiée, il en est le prodrome le plus hargneux et le plus obsessionnel. Ce livre-là, plus que tout autre, appelait donc une nouvelle traduction, qui cette fois resterait au plus près de la langue chargée et illisible d’Adolf Hitler. Car le succès politique de ce livre ne doit rien à ses qualités littéraires, inexistantes, mais bien à sa capacité à faire passer des idées terribles par la simplification du langage. Pas question donc d’illusionner le lecteur en nettoyant le texte de ses erreurs et de ses lourdeurs. Il fallait le donner comme il avait été lu et comme il avait été écrit au moment de sa parution. Il fallait restituer la grandiloquence pathétique d’un Hitler qui n’est encore qu’un peintre et un putschiste raté. Ce livre-là, plus que tout autre, appelait aussi un appareil critique, un accompagnement, fait par des historiens professionnels, pour l’encadrer, l’expliquer et l’analyser. Pas question donc de laisser ce livre-seul. Cette entreprise de traduction a été menée par Olivier Mannoni, mon invité, et supervisée par plus de vingt historiens, dont Florent Brayard ; et elle a été publiée sous le titre Historiciser le Mal, aux éditions Fayard. Mais on ne sort pas complètement indemne de la traduction d’un tel ouvrage ; on ne sort pas indemne de la fréquentation des racines du mal. En traduisant Mein Kampf pendant plusieurs années, Olivier Mannoni a fait œuvre d’historien, de linguiste et bien sûr de passeur de la réflexion indispensable sur le nazisme et le totalitarisme.
Cléments Desrumeaux, Maître de conférence en science politique à l’université Lyon 2 Gwenaëlle Mainsant, chargée de recherche en sociologie à l’IRISSO En l’espace de 50 ans, le monde universitaire français a profondément changé. On comptait 580 000 étudiants en 1968, ils sont désormais plus d’1 million 600 mille, répartis dans 74 universités. L’accès aux études supérieures s’est largement démocratisé, et on compte 40% d’étudiants boursiers. Faire le portrait-robot de toute cette jeunesse estudiantine serait impossible, mais plusieurs enquêtes récentes se sont intéressées au profil politique des étudiants en droit et en science politique, dans des facultés, des Instituts d’Études Politiques et à Sciences Po Paris. Elles permettent d’approcher au plus près des préférences politiques des étudiants et étudiantes, de leurs engagements, de leur sensibilité écologique et de la façon dont ils s’articulent au monde social. Sachant qu’il s’agit d’enquêtés un peu atypiques, car plus politisés et informés que la moyenne des étudiants. A grands traits, cet écosystème n’est pas très éloigné de ce qu’on observe dans le reste de la société : les idées de la gauche radicale, ou disons « insoumise », reçoivent un écho très favorable, comme les idées écologistes, et la gauche socialiste comme la droite traditionnelle sont anémiées. La perception de l’activité politique reste cependant largement écornée, et un sentiment de défiance à l’égard des élites et de leur oubli de l’intérêt général est très visible. La crise de la représentation se mesure donc aussi dans cet espace. Mais quelques nouveautés s’observent aussi : une éco-anxiété vivace, et, dans le contexte de la guerre russe contre l’Ukraine, un réveil de sentiments patriotiques, voire la possibilité de se battre pour son pays, pas seulement à l’extrême droite. La violence est en revanche réprouvée dans l’action protestataire. Cette génération d’étudiants est aussi celle qui se préoccupe le plus de questions identitaires et de demandes d’émancipation et de reconnaissance individuelles, dans une société débarrassée du patriarcat, plus progressive et plus égalitaire. C’est donc une génération qui invente quelque chose comme une « citoyenneté critique »...
Il serait faux de penser que la doctrine de l’extrême-droite se résume aux discours du Rassemblement national. Et il serait tout aussi erroné de penser que la doctrine de l’extrême droite est un bloc homogène sans évolution historique ni dissensions intellectuelles. Cette émission est pour nous l’occasion d’évoquer les doctrines et la culture de l’extrême droite. Celle qu’on connaît moins, mais qui fédère des groupes divers, fait sens pour eux, et vient alimenter les esprits et dynamiser la fachosphère. L’extrême droite a ses maîtres à penser, à commencer par l’inoxydable Alain de Benoist, qui alimente ce courant depuis 60 ans. Elle a aussi sa culture ou plutôt sa « sub-culture », comme on dit aux États-Unis, pour désigner des systèmes cohérents de savoirs et d’idées, mais qui se tiennent dans les marges. Cette sub-culture est bien connue pour son complotisme permanent, mais on y trouve aussi un intérêt fort pour l’ésotérisme et l’occultisme, pour le paganisme des Celtes et des peuples nordiques, pour un sacré qui ne doit rien aux monothéismes, pour la prétendue race blanche, et pour la défense de la tradition ancestrale contre la modernité. Cet univers culturel est constitué de livres, de fanzines, de librairies underground, de colloques et des sites web-bien sûr, mais aussi de groupes de rock, de concerts ou de street art. L’extrême-droite contemporaine se veut donc elle aussi absolument avant-gardiste, régionaliste et même écologiste. A la différence de la pop-culture, la sub-culture de l’extrême droite a clairement une vocation programmatique et politique. Toute son élaboration ne vise qu’à en faire la culture hégémonique, une fois que l’extrême droite aura pris le pouvoir et écrasé tout pluralisme culturel et politique. Elle est donc intéressante – et inquiétante – à ce titre, car elle dit littéralement à quoi pense l’extrême droite. C’est une idéologie qui a pris une nouvelle forme, plus facilement partageable et acceptable, qui se renouvelle un peu, mais qui reprend aussi nombre de thèmes anciens, comme ceux d’une France ethniquement homogène et d’un développement séparé des peuples.
Au Mexique, les règlements de compte lié au trafic de drogues ont fait plusieurs dizaines voire centaines de milliers de morts et de disparus ces 15 dernières années. La chronique rapporte aussi l’assassinat de journalistes, de bloggueurs, d’étudiants ou de policiers, par les cartels. Tandis que dans-cette-lutte-contre la drogue, la violence arbitraire de la police, et sa corruption, sont régulièrement dénoncées. Il règne dans ce pays un climat de guerre et de terreur que rien ne semble devoir apaiser. A partir de ce tableau général, il est possible de réduire la focale et de s’intéresser à l’état du Sinaloa, au nord-ouest du Mexique, et en particulier au village de Badiraguato, 32 000 habitants, où se firent connaître deux barons de la Drogue : El Chapo Guzman, arrêté en 2016, et Rafal Caro Quintero arrêté, lui, en juillet 2022. A Badiraguato, on cultive le pavot et la marijuana, dans des endroits difficiles d’accès ; on ruse avec l’armée qui vient brûler les récoltes ; on rend des comptes aux propriétaires des terres ; on vit sous la menace de l’enlèvement, quand on est une femme, pour être mariée de force, et sous la menace des balles des gangs ou de la police. Dans cette atmosphère de violence omniprésente, tout est compliqué : on se déplace avec précaution, on surveille son langage et son comportement, et on doit bien sûr maîtriser les codes sociaux pour ne pas froisser les puissants et s’assurer quelques protections. Mais la mort reste omniprésente, et fait étrangement l’objet d’interprétations très minimisantes. C’est un endroit où un système très féodal se conjugue avec le nouveau capitalisme mondialisé, celui où les opioïdes et l’héroïne alimentent des marchés colossaux. Un endroit où la ressource que constitue le pavot ne permet pas réellement d’échapper à la domination et à la pauvreté. Tout le monde est vulnérable à Badiraguato. Notamment les petits paysans qui sont sous la coupe des grands propriétaires terriens, mais aussi des autorités mexicaines qui favorisent les producteurs au détriment des cultivateurs. Tout cela invite à aller voir de plus près les manières de vivre, de parler, de se déplacer, de travailler et de mourir dans le Mexique d’aujourd’hui.
La période contemporaine est marquée par la conquête permanente de nouvelles frontières du vivant : depuis les bébés-éprouvettes, on sait désormais couper et remplacer des portions d’ADN, congeler des gamètes, ou produire un enfant à partir de trois donneurs. On sait pratiquer une médecine régénératrice et faire de l’ingénierie génétique. Si ces manipulations et ces techniques posent des problèmes bioéthiques, elles produisent surtout de nouveaux objets du vivant. Des « bio-objets » dont le statut n’est ni celui d’une chose, ni tout à fait celui d’un être vivant. Des êtres hybrides donc, qui nous environnent, et qui sont investis de nombreuses attentes médicales, de la naissance d’un enfant, désormais classique, à la greffe de peau de synthèse. Mon invitée, Céline Lafontaine, désigne comme « bio-objets » les cellules, les bactéries-in vitro, les gamètes prêtes à être implantées, les cellules souches, les tissus, le sang du cordon ombilical, ou encore les OGM. Car la technique permet désormais de cultiver la vie biologique, de l’apprivoiser, de la mettre en suspens pour une utilisation future. On a par exemple beaucoup entendu parler de ces femmes qui donnent la priorité à leur vie professionnelle et font congeler leurs ovocytes, afin d’être maitresses de leur temps et d’enfanter quand elles l’auront choisi. Les bio-objets ont en fait cette faculté d’être cryo-génisables, conservés artificiellement, et de retrouver une vitalité et une croissance au moment de leur emploi. Ils sont aussi duplicables, modifiables, voire imprimables à volonté ! Ce sont en fait des objets bio-technologiques, qui se tiennent à la frontière de la recherche, de la technique et de l’espoir médical. Car ils s’inscrivent sur l’horizon d’une disparition de la maladie et du vieillissement. L’investissement qu’ils connaissent repose, quant à lui, sur l’idée que la valeur thérapeutique rime avec la valeur économique. Que disent ces bio-objets de notre rapport au vivant, et de quoi sont-ils la promesse ? normalisent les images de la nudité et rappellent à quel point elles relèvent des sensations et de l’intime.
Dork Zabunyan, Maître de conférences en études cinématographiques. Vu d’Europe, Donald Trump a incarné ce qui peut se faire de pire en politique : un ploutocrate venu du monde des affaires, un incompétent notoire, un populiste, un ennemi de la démocratie et des minorités, qui a fait entrer l’Amérique dans l’ère des fake news et du conspirationnisme au plus haut niveau de l’État. Trump a aussi été perçu comme un maître des réseaux sociaux, dont les mots et les réactions incontrôlées ont alimenté des scandales permanents. Mais ce portrait est très incomplet, car il oublie que Donald Trump est d’abord un homme d’images. Et c’est par les images qu’il est connu aux États-Unis, avant même d’être élu président. Trump a une présence médiatique ininterrompue depuis près de 20 ans, et a eu sa propre émission de télé-réalité – The Apprentice – pendant des années, dans laquelle il jouait son propre rôle, faisait triompher sa violence managériale, ponctuant les éliminations de candidats d’un légendaire « Vous êtes viré ! ». La victoire électorale de Trump ne peut donc se comprendre que dans la circulation des images qui l’ont permise. Il n’est pas tout à fait le premier à avoir subverti la télévision, et on pourra penser à un Berlusconi en Italie. A Ronald Reagan aussi, dans une moindre mesure. Des hommes dont l’entrée en politique semble se faire par un glissement de la familiarité médiatique vers le pouvoir. Des hommes surtout qui, véritablement, inventent de nouvelles formes audiovisuelles, auxquelles il faut être attentif. Car ce sont de nouvelles images du pouvoir. Celles qui mêlent politique et divertissement, celles qui le transforment en une marque, et celles qui lui confèrent une ubiquité interventionniste permanente. Celles au fond qui transforment le réel en fiction. Si l’on veut comprendre comment la démocratie peut céder sous le poids politiques de certaines images, en apparence anodines, il faut étudier les images de Trump qui ont circulé avant, pendant et après sa présidence. C’est ce que nous allons voir avec mon invité, Dork Zabunyan.
Quand HBO réinvente la nudité. Benjamin Campion, spécialiste du cinéma et des séries. La chaine américaine HBO s’est emparé de la nudité pour déjouer les limites habituelles de sa monstration. Cette chaine câblée a pour spécificité d’échapper à la censure qui pèse ce qu’on appelle les networks. Ce statut à part lui permet de proposer des séries innovantes, tant du point de vue de leurs personnages, de leurs thématiques que de celui de la sexualité qui y est visible. On doit ainsi à HBO des séries aussi connues et marquantes que Sex and the City, Girls, Euphoria ou Game of Thrones. En tout cas pour le sujet qui nous intéresse… Ces séries, et d’autres, ont frappé les spectateurs par l’apparition de corps dénudés et d’actes sexuels disons « explicites », pour reprendre le mot américain. Certains ont d’ailleurs tôt fait de dénoncer des formes de voyeurisme, de triomphe du « male gaze », d’obscénité, voire de pornographie. Or ce que montre mon invité, Benjamin Campion, c’est que c’est exactement le contraire qui se joue dans les productions HBO. Les séries HBO qui se confrontent à la question de la sexualité le font précisément en inventant de nouvelles images qui s’éloignent des standards de la pornographie. Surtout, ces nouvelles manières de filmer les corps dénudés est entièrement au service de la narration. La nudité n’y est donc jamais « gratuite », mais se veut toujours porteuse d’un propos, d’une description, d’un moment du récit qui ne peut passer que par cette forme. La nudité la plus crue n’est d’ailleurs souvent pas frontale, mais diffusée sous la forme d’images que les protagonistes regardent, et donc mise à distance et pensée. En pratique, donc, les séries HBO montrent la nudité avec mesure, jamais en gros plans par exemple, mais sans l’éluder non plus par des fondus pudiques ; avec plausibilité et réflexivité aussi, pour justement ne pas tomber dans la pornographie et plutôt en subvertir les codes. En filmant la sexualité autrement que ne le fait le cinéma porno, les séries HBO normalisent les images de la nudité et rappellent à quel point elles relèvent des sensations et de l’intime.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, et la litanie des points chauds du globe, de la Syrie au Yémen en passant par le conflit israélo-arabe ou les tensions entre l’Inde et le Pakistan – laissent penser que les relations internationales sont toujours teintées de violence. La phrase attribuée à De Gaulle : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. » vient parachever cette vision pessimiste des relations internationales. Pour autant, l’état du monde n’est pas qu’une guerre généralisée. Surtout, en tendant un peu l’oreille, on peut entendre une autre ligne de basse : les diplomates se parlent, les États se parlent, siègent dans des organisations internationales, se montrent solidaires les uns des autres en cas de coup dur. Entre la force et le droit, il y a une étiquette dans les rapports étatiques, qui prévient la nuisance gratuite et qui valorise la réciprocité et la reconnaissance de l’autre. Il y a donc une autre musique internationale, qui est celle de la bienveillance. Une disposition à se tourner vers l’autre, une règle de conduite visant à apaiser les rapports, et finalement une attention à autrui. Les acteurs de cette bienveillance sont les États, qui de plus en plus ont compris l’importance d’un climat de confiance entre eux, l’importance d’un désarmement et d’une entraide mondialisée. Ses acteurs en sont aussi des ONG dont c’est l’objet-même, par exemple celles qui s’occupent d’humanitaire, de protection du patrimoine ou de la nature. Mais on trouve également des individus, agissant sur des questions internationales, comme l’aide aux migrants par exemple. Ces mêmes individus peuvent être au cœur de la protection d’un droit international qui se préoccupe de plus en plus d’eux, notamment s’ils vivent dans des régimes autoritaires. La bienveillance est enfin une philosophie, celle du solidarisme théorisé par Léon Bourgeois, ou celle d’une civilisation des mœurs internationales au sens de Norbert Elias, qui pourrait s’incarner dans un multilatéralisme à vocation sociale.
Invité : Sylvain Delouvée, qui a co-écrit avec Sebastian Dieguez, Le complotisme - Cognition, culture, société (éd.Mardaga) Le complotisme est un phénomène protéiforme, plus ancien qu’il n’y paraît. Parce que la figure du citoyen-détective qui découvre une vérité cachée, est une figure qu’on trouve dans la littérature dès le début du 20e siècle. Le complotisme touche en tout cas à la crédulité, à la désinformation, à la psychologie du raisonnement, et voyage : de la terre plate au trafic d’enfants. Le complotisme est composite. Il mute selon les époques et les enjeux. Si son fond antisémite est toujours bien présent, on voit à l’inverse que la passion pour les ovnis, par exemple, est maintenant passée de mode. Aujourd’hui, le complot dénoncé est celui d’élites malfaisantes qui voudraient confisquer le pouvoir, vacciner et contrôler les populations. Pour autant, le complotisme n’est pas une simple critique des banques ou du capitalisme, car il s’agit avant tout d’un imaginaire particulier. Le complotisme ne sert pas à identifier des complots de manière sérieuse : il sert à décréter qu’il y a un complot, sans avoir besoin d’enquêter plus avant. Les puissances dénoncées sont tellement secrètes qu’on ne les verra jamais. Ce qui compte c’est la théorie du complot elle-même, l’accusation, l’entrée dans un sociabilité parallèle d’initiés. L’accusation de comploter ne disparaît d’ailleurs pas, même des années après avoir été lancée, et même en l’absence de preuves. Le complotisme a fini par devenir un phénomène propre à la culture de masse. Mais une telle diffusion n’est pas sans effet. Entre ceux qui sont complaisants à l’égard du conspirationnisme et les complotistes bien décidés à passer à l’action, parfois violente, on mesure tout le danger démocratique que peut représenter l’imaginaire du complot.
Aaron Sorkin est un créateur touche-à-tout : scénariste, producteur, dramaturge et réalisateur. Peu connu en France, il est considéré aux États-Unis comme un des grands créateurs de sa génération. S’il fallait le resituer en deux œuvres célèbres, on pourrait rappeler qu’il a été le showrunner de la série A la Maison-Blanche, pour ses quatre premières saisons, et le scénariste du film de David Fincher sur Mark Zuckerberg : The Social Network. L’œuvre d’Aaron Sorkin est marquée par une forme d’idéalisme ou de romantisme, écrivant pour ses personnages des dialogues où ils ont une haute idée de leur métier, des valeurs qu’il faut défendre, par exemple les valeurs démocratiques, et une haute idée du collectif et de ses ressources. Le principe cardinal chez Sorkin est qu’il faut toujours élever le niveau de ce qu’on fait, aller vers le plus exigeant et le plus difficile Et Sorkin se l’applique à lui-même en visant l’intelligence et la culture du spectateur dans tout ce qu’il produit. Toutes les séries qu’il a écrites se déroulent dans un univers professionnel toujours sous pression, par exemple des journalistes dans leur salle de rédaction ou le staff du président dans à la Maison-Blanche. Très souvent il s’agit d’univers clos, où l’urgence est permanente et où le rythme trépidant de l’activité est rendu dans des dialogues qui fusent. Sorkin ne sait pas écrire des scènes d’action ; il le dit lui-même. Mais il est une dialoguiste hors-pair, car c’est par les dialogues qu’il fait passer les enjeux narratifs, les arguments et nombre de références culturelles ou politiques qui ancrent ses personnages dans des filiations précises. Parmi ces filiations se trouvent celle qui fait de l’Amérique le lieu où l’inventivité et la conviction doivent pouvoir triompher du conformisme et des pesanteurs. Il n’est dès lors pas étonnant de voir Aaron Sorkin filmer des procès, des salles de presse et bien sûr le cœur même du pouvoir et de la démocratie.
Emmanuel Taïeb reçoit la journaliste ciné Pauline Guedj pour évoquer son livre Steven Soderbergh, anatomie des fluides, sorti chez Playlist Society en 2021. Steven Soderbergh est cinéaste insaisissable et prolifique, qui alterne des films calibrés pour le grand public, par exemple Erin Brockovich ou Ocean’s Eleven et des films plus artisanaux et moins connus. Comme si à tous les stades de sa carrière, Soderbergh devait vérifier qu’il était capable d’apprendre et de rester connecté à l’essence même de la création artistique. Soderbergh est, à sa manière, un cinéaste expérimental. Le méconnu Kafka, avec Jérémy Irons, flirte avec l’expressionnisme, et dans d’autres long-métrages il s’agira de revisiter le film noir, le film d’action, de jouer avec le montage et les filtres. Par exemple dans Traffic, dont la lumière couleur sable est la marque de fabrique reconnaissable. A chaque projet, la préoccupation de Soderbergh est de « faire cinéma » à partir d’une histoire, de penser une esthétique au service d’un scénario, et de faire de chaque film une expérience unique. Il embrasse toutes les technologies à partir du moment où elles servent la cinématographie. Il se fait homme-orchestre, contrôlant à la fois la lumière et le montage. Il se fait aussi producteur pour accompagner les projets de ses amis, de Todd Haynes à Christopher Nolan, à leurs débuts. Il filme des scénarios originaux, mais n’hésite pas aussi à faire des remakes ou à tourner des documentaires. Tout cela fait de Steven Soderbergh un « auteur », un des derniers auteurs à Hollywood, tant l’industrie du cinéma semble s’être perdue dans la production de blockbusters interchangeables. Steven Soderbergh est un cinéaste de la fluidité, écrit Pauline Guedj : plutôt que de rester cramponné à une technologie ou à une forme, à un propos ou à un thème, il évolue avec chaque film, et se réinvente. Fluidité donc de sa trajectoire de réalisateur, de son approche, de ses modèles esthétiques, et même de sa capacité à se projeter lui-même. Il annonce ainsi régulièrement qu’il ne tournera plus, mais se lance ensuite dans des entreprises colossales. On pensera ici à la magnifique série The Knick, sur un hôpital new-yorkais du début du XXe siècle.
Invité : Fabien Demangeot, auteur La transgression selon David Cronenberg (Playlist, 2021)
Invitée : Maud Quessard, qui a coordonné avec Céline Marangé : Les guerres de l’information à l’ère numérique (Puf, 2021)
Pour sa 75e émission, Emmanuel Taïeb reçoit Anne Besson, auteure des Pouvoirs de l’enchantement. Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction (Vendémiaire, 2021).
Emmanuel Taïeb reçoit le politiste Laurent Godmer, pour un échange autour de son livre Le travail électoral. Ethnographie d’une campagne à Paris (L’Harmattan, 2021). L’expression « campagne électorale » est souvent employée de manière vague pour désigner le moment qui précède l’élection. Si chacun sait qu’il s’agit d’un temps de haute intensité, on ignore souvent ce qui s’y passe concrètement. En pratique, il s’agit d’un rituel très codifié, que les professionnels de la politique ont appris à suivre. Car on le sait, il se joue mille coups politiques pendant la campagne : la désignation des têtes de listes, lors d’une élection municipale, le placement en position éligible ou non, l’élimination des uns et des autres, et bien sûr toute l’activité de contacts avec les électeurs. Le « travail électoral » concerne donc aussi bien l’appareil partisan en interne que l’obtention des votes en externe. Les candidats doivent s’ancrer localement, légitimer leur statut, éliminer les alliés encombrants ou ceux qui briguaient la tête de liste, gérer les médias, et quand même préparer un programme et le présenter publiquement aux électeurs. Mais faire campagne requiert aussi des savoir-faire, ceux qui caractérisent les professionnels. Il faut maîtriser les pratiques, la gestion du porte-à-porte comme celle équipes concurrentes, la routine qu’on n’interroge plus comme les incidents qui surgissent à l’improviste. Il faut savoir rassembler son camp puis rassembler ses électeurs. Jouer avec la direction du parti mais aussi, individuellement, avec ses caciques, et soutenir le bon cheval lors des échéances nationales. Il faut occuper le terrain, physiquement et médiatiquement, notamment dans l’incontournable activité de tractage sur les marchés ! Selon l’élection l’ampleur de la campagne varie, mais les élections municipales offrent un point de vue incomparable sur des fonctionnements peu connus. A taille humaine, personnifiée et personnalisée, elle permet de voir le rituel dans toutes ses étapes et d’en déplier la temporalité propre. En route pour une promenade politique à travers le 5e arrondissement de Paris !