Espèces dangereuses, de Sergueï Shikalov
Description

Ce roman raconte la vie des homosexuels dans la Russie des années 90, le pays natal de l'auteur. Il débute dans un tourbillon de souvenirs épars de vies passées et de sensations mêlées, une mosaïque chaotique qui reflète parfaitement le tumulte intérieur de l'auteur exposé à une liberté trop vite éprouvée. Sergueï Shikalov, homosexuel dans un pays où l'homosexualité n'est pas acceptée, revient sur son histoire personelle, en restituant les espoirs et les désillusions d'une jeunesse broyée par les contradictions d'une Russie oscillant entre tolérance fugace et répression brutale. L'auteur retrace avec une lucidité douloureuse une décennie de dépénalisation, de liberté et d'espoir avant le durcissement du pouvoir de Poutine et le retour de l'homophobie en Russie.
Espèces dangereuses, Sergueï Shikalov, Éditions du Seuil, 2024.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
Qu'en reste-t-il ?
Des souvenirs
réveillés par un verre de rouge sec
un soir
… prétendument hivernal,
alors qu'il pleut des cordes, derrière les
fenêtres,
et l'herbe est verte,
dans le jardin
(de la copro)
Des promesses
Des bouts de papier froissés, balancés à la corbeille, d'un geste désinvolte, un peu comme l'on se débarrasse des tickets de caisse en vidant les poches de son sac une fois par semaine
Le regard indifférent des gens que le passé a dupés encore et encore, trop las pour tenter de réfléchir à ce que
veulent dire
Des fantômes farouches rasant les murs de nos appartements, stupéfaits de nous voir somnambuler vers la cuisine dans la conviction qu'une tranche de pain de mie avec de la confiture et du fromage de chèvre Franprix saura combler le ventre insatiable de nos angoisses à deux heures du matin
L'odeur des produits de soin Biotherm pour homme dont on se servait sans gêne chez nos coups d'un soir ou deux ; des hommes aux prénoms que notre mémoire a soigneusement rangés au fond de la boutique ; des hommes aux traits flous, des hommes plus mûrs que nous ; des hommes émancipés, indépendants, « accomplis professionnellement » – indéniablement –
des hommes qui pouvaient se faire autant de croissants qu'ils voulaient au petit déjeuner, parce qu'ils savaient que ça ne nuirait aucunement à leur corps parfait
Les blousons Zara en skaï craquelé et les tee-shirts skinny fit aux imprimés « United Colors of Benetton » délavés que nos mères peinent à évacuer des armoires alors que l'on ne retourne au foyer familial qu'une fois par an, le jour de l'An, la valise bourrée de chocolats Lindt, de palets bretons Auchan « deux achetés le troisième offert » et de boîtes de Doliprane, tout à fait conscients de ne plus pouvoir rentrer dans ces robes de jeunesse et surtout dans les nouvelles lois de ce pays,
– un pays de plus en plus étranger
Nos chambres d'adolescent, les pièces scellées d'un musée, attribuées à personne, car on ne risque pas de laisser un héritier, et il n'y a rien de plus triste pour une mère que de vider la chambre de son enfant pour en faire un débarras
Des objets figés que personne n'ose déplacer. Des dictionnaires et des livres en langue étrangère ouverts à la même page depuis des années. Des babioles offertes par une fille follement amoureuse de nous au lycée, une fille qui espérait être embrassée un jour. Des crèmes antiacnéiques périmées, des prospectus d'agences de voyages proposant des tours last minute pour s'évader dans un hôtel cinq étoiles all inclusive en Turquie ou en Égypte. Des dates d'anniversaire et des événements importants surlignés au marqueur jaune fluo dans des Moleskine achetés en solde. Des stylos à bille Made in Japan asséchés
Le mur contre lequel se sont faits les premiers selfies. Le papier peint lavable, dans un état impeccable comme si collé hier, certainement parce que notre père avait « bien fait bosser ces tire-au-flanc d'Ouzbeks, tu peux me croire ! »
Notre mère appliquant de la crème régénératrice sur les mains dans la lumière tiède d'une lampe-pince accrochée à l'étagère au-dessus du lit, sa voix faible suppliant de mettre un bonnet car il fait encore frais dehors
Les secousses de techno glissant de la discothèque Propaganda jusque dans la rue. Une entrée surplombée d'une grille en fer forgé, grosses lettres majuscules arrachées à la nuit par la lumière du réverbère : ПРОПАГАНДА. Des taxis « sauvages » ralentissant devant de jeunes gens hilares et insouciants, cigarettes rougeoyant dans une nuit voilée d'un rideau de neige. Des voix pointillées d'accents d'Asie centrale proposant des courses pas chères. L'odeur de la clope dans l'air glacé et un verre de Long Island Iced Tea tremblotant dans des mains frigorifiées
Les mensonges qui les rend