À nos ardeurs, de Cécile Bartholomeeusen
Description

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Cécile Bartholomeeusen revient, à travers le récit intime du deuil de son amie d'enfance, libre et intensément connectée à la nature, sur le lien profond qui les unissait. Face à l'effondrement écologique et à l'indifférence du monde, cette amie décide de se suicider. Entre hommage, méditation poétique et réflexion politique, l'autrice explore également la fragilité humaine, la mémoire et la puissance de l'écriture face à l'absence. À travers des fragments mêlant ses souvenirs à de nombreuses citations et références scientifiques ajoutées en marge du récit, l'autrice fait revivre dans les mots celle qui fut pour elle un repère. Ce roman bouleversant interroge ce qu'il reste à sauver, dans le monde comme en soi, quand l'irréversible s'impose.
À nos ardeurs, Cécile Bartholomeeusen, Les Avrils, 2025.
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Extrait du texte à écouter sur Spotify
L'arbre des voisins a fleuri. Je rentrais à la maison et je l'ai vu. J'ai ralenti l'allure tout en déviant mon regard de la route. Puis, je me suis arrêtée. J'ai observé l'arbuste pendant de longues minutes, laissant le moteur tourner. Des centaines de fleurs roses recouvraient les branches du petit arbre dont la forme dodue me rappelait une barbe à papa. Une brise légère agitait les pétales et je revoyais nos mains d'enfants trembler de joie en s'emparant des bâtonnets recouverts de sucre. Une voiture en face a klaxonné. J'ai appuyé sur l'accélérateur et me suis garée deux mètres plus loin. Au lieu de sortir mes clés et de me diriger vers chez moi, je suis allée voir l'arbre de plus près.
Je crois que j'ai froncé les sourcils, penché la tête sur le côté, scrutant sans retenue cette étrange apparition. Ton nom m'est venu mais je ne l'ai pas prononcé. J'ai juste tendu une main timide et repoussé une branche qui dépassait, pour l'abriter derrière la boîte aux lettres. Debout sur le trottoir, les bras ballants, je n'arrivais pas à croire qu'une telle transformation ait pu se produire si rapidement. Je n'arrivais pas à croire que le printemps était bel et bien revenu.
Avril est le mois le plus cruel. C'est la première ligne du poème « La Terre vaine » de T.S. Eliot. Je préfère son titre en anglais, « The Waste Land », pour tout ce qu'il évoque. En particulier : la perte, le résidu et le gâchis.
De retour au sommet de la colline, tu retires un par un les brins d'herbe qui collent à tes genoux moites. Couchée sur le ventre sur le talus d'en face, les coudes déjà repliés sous mon torse plat, je t'attends. Le soleil tape contre ma nuque et tu prends ton temps pour t'allonger à ton tour. Impatiemment, je commence à compter. Je n'ai pas l'occasion d'atteindre deux que tu hurles déjà trois ! et te mets à rouler à toute vitesse vers le bas.
Dans la forêt près de chez toi, nous passons nos journées à dévaler en roulant puis remonter en soufflant les deux versants de ce que nous appelons la vallée. Sans fin, nous nous allongeons sur la pelouse sèche, comptons jusqu'à trois, faisons la course le long de la pente, puis grimpons à nouveau chacune de notre côté pour mieux recommencer.
En t'écrivant à présent, je ne peux m'empêcher de voir, comme de haut, nos petits corps qui ouvrent puis qui ferment, qui ouvrent puis qui ferment un vieux rouleau de parchemin.
Nous avons onze ans. Comme beaucoup de petites filles, je porte un appareil dentaire et un sac banane Eastpak. Tu ne te sépares jamais de ton collier en coton ciré, auquel pend une tortue en acier. Lors d'une descente particulièrement vive, le pendentif frappera ta dent si fort qu'elle s'ébréchera. On passera de longues minutes à chercher ce petit bout de toi, à écarter les brins d'herbe. Après cet épisode, ta mère te forcera à boire du bouillon d'os chaque dimanche matin pendant trois mois. Elle dit : pour renforcer tout ça.
Je lis sur Wikipédia qu'au Moyen Âge, pour fabriquer les parchemins, les peaux animales étaient trempées dans un bain de chaux, raclées à l'aide d'un couteau pour ôter facilement les poils et les restes de chair, et enfin amincies, polies et blanchies avec une pierre ponce et de la poudre de craie. Cet été-là, nos peaux brûlaient à force de nous élancer dans ce que la canicule nous avait laissé de verdure, à force de racler la terre.
Aujourd'hui, je ne sais pas si je veux ouvrir ou fermer le livre de cette histoire, si je veux l'ouvrir pour le fermer. Quoi qu'il en soit, je suis en bas de notre vallée, je cherche des petits bouts de toi. Je tâtonne. Il n'y a qu'une grande lumière qui m'éblouit et ton souvenir qu'il me faut remonter. Demain, recommencer.
Peu d'animaux se déplacent en roulant. La plupart du temps, s'ils procèdent de la sorte, c'est pour se protéger.
Il n'y a cependant aucun animal à roues dans la nature. Si ce fait peut paraître évident, cela a longtemps intrigué quelques rêveurs. Il leur semble étrange qu'un mode de déplacement si simple d'un point de vue technique n'ait pas trouvé sa voie dans le vivant. D'après la théorie de l'évolution, ce serait statistiquement impossible. Si cela est indéniable, des penseuses et penseurs nous suggèrent toutefois d'envisager le monde autrement que comme un grand calcul d'optimisation. Pour nous protéger. Pour que l'on ne devienne pas aveugles au surgissement de l'inédit (Guillaume Fussler). Pour nous protéger. Je suis tentée de les rejoin



