L’ultime révérence d’Al Jarreau pour Duke Ellington
Description
Longtemps présenté comme un fabuleux interprète du répertoire pop-funk, le chanteur américain Al Jarreau reconnaissait volontiers avoir une passion pour les harmonies vocales jazz et les compositions des grands instrumentistes swing. À la fin de sa vie, il réalisa l’un de ses rêves : revitaliser les œuvres du grand Duke Ellington devant un imposant Big Band. L’écho sonore de ces concerts émouvants paraît sur le label Act Records. Ses anciens colistiers, témoins et acteurs de ses ultimes prestations, nous content cette épopée majestueuse.
Durant l’année 2016, quelques mois avant sa disparition, Al Jarreau remonta une dernière fois sur scène en compagnie d’une grande formation cuivrée, le NDR Big Band de Hambourg, lors d’une tournée européenne haletante. Ce fut le dernier acte d’une épopée majestueuse qui débuta dans les années 60 au sein des « Indigos », un groupe vocal formé par des étudiants de l’Université de Ripon dans le Wisconsin. Son goût pour le jazz se développa à cette époque et il n’était pas rare de l’entendre jouer avec les intonations de ses aînés. Ainsi, derrière ses célèbres acrobaties mélodiques que de nombreux admirateurs ont acclamées durant 50 ans, il y avait un artiste respectueux du patrimoine ancestral.
Joe Turano, pianiste, saxophoniste, directeur musical de l’orchestre d’Al Jarreau pendant 17 ans, a eu le loisir d’observer son ami et partenaire sur scène et en studio. « Il était d’abord un interprète dont la richesse vocale et la sensibilité artistique déjouaient toutes les catégories musicales. La liberté d’expression que lui offrait le jazz apparaissait systématiquement dans tous ses enregistrements, quel que soit le style. D’ailleurs, il était difficile de définir son identité musicale car il ne cessait de nous surprendre. Son sens de l’improvisation jaillissait constamment dans sa voix. Par conséquent, si l’on veut le décrire comme un chanteur de jazz, il faut d’abord comprendre que son expressivité reposait sur la spontanéité et l’improvisation, et ce fut le cas tout au long de sa vie. Sa voix était le reflet de sa personnalité, de son esprit vif, de sa flexibilité artistique. Il était capable de reproduire les sons qu’il entendait autour de lui, les sons d’un instrument de musique, les sons de la nature, etc. Sa voix était si merveilleusement élastique qu’il pouvait chanter la plus simple mélodie et lui donner une richesse harmonique remarquable, pleine d’émotion. À d’autres moments, il pouvait se laisser aller à quelques audaces vocales et entrer dans un monde sonore qui lui appartenait totalement. » (Joe Turano au micro de Joe Farmer)
En 2016, Al Jarreau a 76 ans. Il a conscience que cette tournée pourrait être la dernière. Alors, il redouble d’efforts pour que cette célébration des grands classiques de Duke Ellington soit somptueuse et digne. Il prend plaisir à jouer avec les circonvolutions jazz du NDR Big Band qui l’accompagne chaque soir. Il chante avec joie et ferveur. Il semble heureux et serein. Joe Gordon fut le manager d’Al Jarreau pendant 27 ans. Son regard sur ces derniers rendez-vous avec le public européen est plus nuancé : « J'ai deux souvenirs très précis de cette tournée. D'abord, c’est la joie d’Al Jarreau d’être sur scène tous les jours en compagnie de ce grand orchestre, le NDR Big Band. Et, même lorsqu’il n’était pas sur scène avec ces musiciens, il prenait plaisir à passer du temps avec eux dans les hôtels ou dans le bus qui nous emmenait de ville en ville. Quand tous ces instrumentistes lui rendaient visite, il était également comblé. Ce partage et cette complicité allaient dans les deux sens. Que ce soit au petit déjeuner ou à l’issue des concerts, il était enchanté de converser avec ces admirables musiciens. L’autre souvenir, un peu plus émouvant, c’était sa condition physique. À ce moment précis de son existence, il avait de plus en plus de difficultés à se déplacer et faisait souvent appel à nous pour le conduire jusqu’à la scène. Une fois installé devant le public, il retrouvait le sourire. Mes souvenirs sont donc assez contradictoires. L’un est heureux car je le voyais s’épanouir sur scène. L’autre est plus émouvant car je sentais que la maladie le rattrapait. Je ne sais pas si le public avait conscience de tout cela. Pour lui, c’était une joie intense d’être sur scène, mais aussi un défi d’aller au bout de cette aventure. » (Joe Gordon sur RFI, décembre 2024)
En cette fin d’année 2024, deux albums posthumes ravivent la voix unique d’Al Jarreau. L’un fut enregistré à l’aube d’une brillante carrière, l’autre au crépuscule de sa flamboyante destinée. Le premier nous ramène aux prémices de sa notoriété lorsqu’en août 1976, à Washington, son concert intime au Childe Harold Jazz Club révéla sa maestria. Le second restitue ses derniers instants de bonheur intense alors qu’il s’octroie le luxe de chanter les standards de Duke Ellington devant un rutilant orchestre jazz. Deux étapes majeures d’une lumineuse épopée qui a accompagné notre quotidien pendant un demi-siècle.