DiscoverLIMINAIRELe capital, c'est ta vie, d'Hugues Jallon
Le capital, c'est ta vie, d'Hugues Jallon

Le capital, c'est ta vie, d'Hugues Jallon

Update: 2023-02-24
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Description



Hugues Jallon raconte l'effondrement psychique d'un personnage pris entre des crises de panique et des accès de dépression, ravagé par l'emprise destructrice des logiques de marché, du libre-échange, du capital. C'est dans sa forme poétique et diffractée que ce roman parvient à saisir et dénoncer cette crise générale que nous traversons, en l'abordant d'un point de vue intime, s'opposant à l'uniformisation de la prose du monde, à la standardisation à laquelle l'économie nous condamne. En déstructurant son récit en différents fragments qui se font écho, Hugues Jallon parvient à le faire imploser de l'intérieur, par la variété de ses formes, qui oscillent entre récit et vers libres, évocation historique et considérations économiques, jusqu'à l'explosion de la scène finale qui offre une perceptive radicale. Le Capital, c'est ta vie est un livre puissant qui propose un récit alternatif à la grande fiction que le néolibéralisme nous impose.

Le capital, c'est ta vie, Hugues Jallon, Verticales, 2023.



Extrait du texte à écouter sur Anchor





« Car enfin comprendras-tu ? Comprendras-tu qu'il n'y a aucun endroit où aller ? Il n'y a pas de refuge, il n'y a pas de point où diriger ta fuite.


*

Il y a seulement la foule qui tourne en tous sens, elle piétine plus nombreuse en dépit du soir qui tombe, une masse pareille de gens, affairée, réjouie en dépit de la pluie froide, c'est Noël qui approche, ou bien alors c'est le premier jour des soldes, comment savoir, des lumières de tous les côtés, des guirlandes, des sapins argentés alignés sur le trottoir au centre de l'avenue piétonne, c'est très large à cet endroit depuis les travaux d'aménagement, l'odeur très forte de châtaignes ou de marrons grillés, maintenant, nous sommes là tous les deux arrêtés sous l'auvent à l'entrée des Galeries, la foule se presse le long des vitrines animées, il y a du monde qui encombre la chaussée, parcourant les pavés roses, beiges et clairs, des mélodies de Noël, on se croise dans le vent glacé, tous ces parfums, et puis il y a des types, des jeunes, pas nombreux, qui ne bougent pas, ils restent là, qui traînent au milieu avec leurs chiens, gênant un peu le passage devant chez l'opticien, sur des morceaux de carton ou des sacs plastique, dans l'odeur de bière, et toi, toi, je vois bien que tu n'en peux plus, tu fouilles dans ton sac à main maintenant, sans doute pour retrouver ton porte-monnaie, le ticket du parking à l'intérieur, accroupie, pliée sur ton sac posé sur tes genoux, tes mains qui retournent tout à l'intérieur, tu n'écoutes plus, tu ne fais plus ­attention à ce qui se passe autour de toi, les passants qui enjambent tes sacs posés à côté d'elle, une dispute qui commence avec le type du kiosque pas loin, et moi qui te murmure quelque chose à l'oreille, je te relève comme ça, avec délicatesse, comme je peux, je te tire à l'écart du flux des passants, dans un recoin vers le bord du trottoir, penché sur toi, je te tiens la main serrée, tu te touches le front à nouveau, tu te sens un peu étourdie, là où nous sommes, nous gênons le passage, le spectacle des vitrines nous éblouit comme elles éblouissent toute chose, il y a la foule indifférente qui passe et repasse devant, derrière nous, et toi qui me regardes, tu oublies une minute tes chaussures qui te font mal et cette douleur en bas du dos, tu me regardes, tu cherches mes yeux qui se dérobent un peu, qui s'attardent maintenant sur les pavés, je proteste en souriant, j'embrasse tes cheveux, je replace délicatement une petite mèche derrière ton oreille, tu écoutes ma voix ferme, assurée.

— Ce canapé, regarde, je ne veux pas qu'on regrette, écoute-moi, écoute-moi, j'ai vérifié, il est en soldes, enfin presque, une sorte de solde pour le modèle d'exposition, on peut payer en six fois et sans frais en plus, c'est une petite folie, je sais, mais ça ne représente pas grand-chose chaque mois, l'équivalent de trois sorties, et tu me connais, je peux négocier une petite remise supplémentaire, tu me connais, alors, tu es d'accord ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Parle-moi, dis quelque chose, tu as l'air…

Et toi, terrifiée, tétanisée, bousculée de partout dans le passage, comme si tu partais en morceaux, des bouts de toi-même qui s'effritent et qui tombent par terre, tu ne peux plus bouger, au fond tu aurais envie simplement de laisser aller les choses, qu'elles se fassent, qu'elles se décident sans toi, arrachée à cet état d'agitation, de stress qui monte dans tes jambes, oui, qu'on t'abandonne au bord de la route, comme ça, sur le bas-côté avec tes larmes, que tu puisses oublier tous ces phares qui te crèvent les yeux, te coucher dans le fossé, te laisser glisser sur l'herbe mouillée, t'engloutir dans ce torrent d'eau sale et visqueuse.

Mais non, tu souris, voilà, tu opines, c'est fini, tu as cédé, regarde, tu es heureuse, nous voilà à l'unisson, je t'embrasse à nouveau, je te serre fort dans mes bras, un bref moment d'extase où tout semble s'arrêter autour de nous et puis le monde qui se remet en marche et de ­nouvelles images naissent en nous, qui ressemblent déjà à des souvenirs, ce canapé, tu le mettrais vraiment à droite en face de la fenêtre, si près de la table ? et la lampe de ta mère ? et le chat ? il faut y penser, à tous les coups il faudra lui couper les griffes sinon, le canapé, ou bien le protéger avec une couverture ou un drap, ce serait dommage, un si beau canapé…

Ce canapé, il est là, il commence déjà à s'imprimer dans notre vie comme une grande chose qui fixe, qui ordonne d'un seul coup autour de nous le décor de nos caresses, de nos jambes fatiguées, de nos larmes, là où survit cet amour qui fait le tout de l'existence.


*

Si bien qu'il y a un marché pour toute chose en ce monde, pour ce qui se trouve sur terre et dans les airs, dans les mers, pour toute chose qui est là et pour tout ce qui arrive et tout ce qui pourrait arriver dans l'avenir et tout ce qui se passe dans tous les organes du corps et dans les tréfonds de l'âme, du début jusqu'à la fin de ma vie

le marché des frites congelées

le marché des mères porteuses

le marché de la liquidité interbancaire

le marché du cobalt

le marché du divorce

le marché des produits dérivés

le marché des droits à polluer

le marché des assurances

le marché des pur-sangle marché de l'emploi des jeunes

le marché de la dépression

le marché de la méthamphétamine

le marché du cannabis

le marché du gaz

le marché des organes

le marché de la fin de vie

le marché des produits ménagers bio

le marché des familles monoparentales

le marché de la préadolescence

le marché des produits pétroliers

le marché du sexe tarifé

le marché de l'audit

le marché du logement

le marché du conseil en prospective

le marché du voyage et de l'évasion

le marché du sommeil

le marché de l'attention

le marché des vélos d'occasion

le marché des voitures neuves électriques

le marché des embryons animaux

le marché de l'espace et des corps célestes

le marché du taux actuariel

le marché des rencontres amoureuses

le marché du kiwi

le marché des loisirs créatifs

le marché conjugal

le marché du nettoyage à domicile

le marché des droits de pêche

le marché des devises

le marché de l'outplacement

le marché du jardinage particulier

le marché des taux d'intérêt à moyen terme

le marché des produits nucléaires

le marché de la garde d'enfants

le marché du crime

le marché de la beauté

le marché de la

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Pierre Ménard