Randevoo - Episode 25

Randevoo - Episode 25

Update: 2019-11-026
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33. L’impossible dé-cristallisation

Il faudrait tout de même que je vous raconte comment je suis mort. Vous vous souvenez de La Fureur de vivre avec James Dean ? Dans ce film, une bande de jeunes crétins s’amuse à foncer tout droit en voiture vers un précipice. Ils appellent cela le « chicken run » (la « course des dégonflés »). Leur jeu consiste à freiner le plus tard possible. Celui qui freine en dernier est le plus viril du groupe. Disons que la grosseur de son kiki est proportionnelle au laps de temps qu’il va laisser s’écouler avant de freiner. Evidemment, ça ne loupe pas, l’un des idiots termine sa course en bas de la falaise, dans une Chevrolet transformée en compression de César. Eh bien, Alice et moi, plus nous avancions dans notre aventure, plus nous nous apercevions que nous étions comme ces rebelles sans cause. Nous accélérions vers un précipice, pied au plancher. Je ne savais pas encore que c’était moi le crétin qui freinerait trop tard.


Quand on mène une double vie, la règle de base, c’est de ne pas tomber amoureux. On se voit en secret, pour le plaisir, pour l’évasion, pour le frisson. On se croit héroïque à peu de frais. Mais jamais de sentiments là-dedans ! Il ne faut pas tout mélanger. On finirait par confondre le plaisir avec l’amour. On risquerait d’avoir du mal à s’y retrouver.


Si Alice et moi sommes tombés dans ce piège, c’est pour une simple raison : faire l’amour est tellement plus agréable quand on est amoureux. Cela donne aux femmes l’impression que les préliminaires durent plus longtemps, et aux hommes l’impression qu’ils passent plus vite. C’est cela qui nous a perdus. Nous avions des goûts de luxe.


Nous avons joué la comédie du romantisme, uniquement pour jouir plus fort. Et nous avons fini par y croire. Rien de plus efficace que la méthode Coué en amour : quel dommage qu’elle ne fonctionne que dans un seul sens. Une fois qu’on a cristallisé, il est trop tard pour revenir en arrière. On pensait jouer, et c’était vrai, mais on jouait avec le feu. On flottait déjà dans le vide du précipice, comme ces personnages de dessins animés qui regardent le spectateur, puis le vide sous leurs pieds, puis de nouveau le spectateur, avant de chuter définitivement. « That’s all folks ! »


Je me souviens que, quand Anne et moi étions séparés, quelles que soient les fêtes où je mettais les pieds, je ne rencontrais plus que des gens qui me demandaient d’un air faux où était Anne, que devenait Anne, pourquoi elle était pas là Anne, et comment elle allait Anne en ce moment ? Je leur répondais, au choix :


— Elle bosse tard en ce moment.


— Ah bon ? Elle n’est pas là ? Justement je la cherchais, j’ai rendez-vous avec ma femme.


— Entre nous, elle a bien fait de ne pas venir dans cette soirée de merde : j’aurais dû l’écouter, elle a un sixième sens pour détecter les mauvais plans, ah, pardon, c’est toi qui organises…


— Anne ? On est en procédure de divorce ! Ha ha ! Je plaisante.


— Elle bosse vraiment trop en ce moment.


— Tout va bien : j’ai la permission de minuit.


— Partie en séminaire de travail avec l’équipe de football du Congo.


— Anne ? Anne comment ? Marronnier ? Quelle coïncidence, une fille qui porte le même nom que moi !


— Anne est à l’hôpital… Un accident atroce… Entre deux hurlements de douleur insoutenables, elle m’a supplié de rester avec elle, mais je ne voulais pas louper cette sympathique soirée. Exquis, ces œufs de saumon vous ne trouvez pas ?


— D’un autre côté, avec ce qu’elle bosse, je vais bientôt être bourré de fric.


— Le mariage est une institution qui n’est pas au point.


— Où est Alice ?


— Où est Alice ? Vous connaissez Alice ? Vous n’auriez pas vu Alice ? Vous croyez qu’Alice va venir ?


 


En revanche, chaque fois que j’entendais le mot « Alice » prononcé quelque part, c’était comme un coup de poignard.


— Chers amis, auriez-vous l’obligeance de ne plus prononcer ce prénom en ma présence, s’il vous plaît ?


Merci d’avance,


Moi.


Le paradis, c’est les autres, mais il ne faut pas en abuser. J’entendais de plus en plus de médisances sur Anne et moi. Bien sûr, je faisais une croix sur celles qui couraient sur mon propre compte : elles avaient toujours couru déjà bien avant que d’être vraies. Je n’avais jamais été dupe de la jalousie mondaine et de la superficialité des noctambules, mais là, s’attaquer à Anne, j’en fus presque dégoûté. Moi, si je sortais le soir, c’était pour ralentir ma vie, parce que je ne supportais pas que l’existence puisse s’arrêter à huit heures du soir. Je voulais voler des heures d’existence aux couche-tôt. Mais cette fois, c’en était trop. Je ne sortirais plus. Je réalisais que je haïssais tous ces gens qui se nourrissaient de mon malheur. Moi aussi, j’avais été comme eux, un charognard. Mais ça suffisait : ils ne me faisaient plus rire. Cette fois, je voulais saisir ma chance, autant que possible. Ils devraient se passer de moi. Je démissionnai des magazines où j’écrivais des chroniques mondaines.


Adieu, mes faux amis du Tout-Paris, vous ne me manquerez pas. Poursuivez sans moi votre lente putréfaction, je ne vous en veux pas, au contraire, je vous plains. Le voilà, le grand drame de notre société : même les riches ne font plus envie. Ils sont gros, moches et vulgaires, leurs femmes sont liftées, ils vont en prison, leurs enfants se droguent, ils ont des goûts de ploucs, ils posent pour Gala. 


Les riches d’aujourd’hui ont oublié que l’argent est un moyen, non une fin. Ils ne savent plus quoi en faire. Au moins, quand on est pauvre, on peut se dire qu’avec du fric tout s’arrangerait. Mais quand on est riche, on ne peut pas se dire qu’avec une nouvelle baraque dans le Midi, une autre voiture de sport, une paire de pompes à douze mille balles ou un mannequin supplémentaire, tout s’arrangerait. Quand on est riche, on n’a plus d’excuses. C’est pour ça que tous les milliardaires sont sous Prozac : parce qu’ils ne font plus rêver personne, pas même eux.


Écrire sur la nuit était un cercle vicieux dont j’étais prisonnier. Je me bourrais la gueule pour raconter la dernière fois où je m’étais bourré la gueule. C’est fini, affrontons désormais le jour. Voyons voir, quels articles de journaux pourrait bien écrire un parasite au chômage ? Imaginez le comte Dracula en plein jour : quel métier ferait-il ? En quoi se recyclent les sangsues ?


Et c’est ainsi que je suis devenu critique littéraire.

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Mostafa SHALCHI