Randevoo - Episode 35
Description
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ترجمه شفاهی : مصطفی شالچی
Joe Dassin - L'été indien (1975)
II.
TROIS ANS PLUS TARD À FORMENTERA
46. Jour J – 7
Casa Le Moult. Me voici à Formentera pour finir ce roman. Ce sera le dernier de la trilogie Marronnier (dans le premier, je tombais amoureux ; dans le second, je me mariais ; dans le troisième, je divorce et retombe amoureux. La boucle est bouclée). On a beau essayer d’innover dans la forme (mots étranges, anglicismes, tournures bizarroïdes, slogans publicitaires, etc.) comme dans le fond (nightclubbing, sexe, drogue, rock’n roll…) on se rend vite compte que tout ce qu’on voudrait, c’est écrire un roman d’amour avec des phrases très simples – bref, ce qu’il y a de plus difficile à faire.
J’écoute le bruit de la mer. Je ralentis enfin. La vitesse empêche d’être soi. Ici les journées ont une durée lisible dans le ciel. Ma vie parisienne n’a pas de ciel. Pondre une accroche, faxer un article, répondre au téléphone, vite, courir de réunion en réunion, déjeuner sur le pouce, vite, vite, se grouiller en scooter pour arriver en retard à un cocktail. Mon existence absurde méritait bien un coup de frein. Se concentrer. Ne faire qu’une seule chose à la fois. Caresser la beauté du silence. Profiter de la lenteur. Entendre le parfum des couleurs. Tous ces trucs que le monde veut nous interdire.
Tout est à refaire. Il faut tout réorganiser dans cette société. Aujourd’hui ceux qui ont de l’argent n’ont pas de temps, et ceux qui ont du temps n’ont pas d’argent. Échapper au travail est aussi difficile qu’échapper au chômage. L’oisif est l’ennemi public numéro un. On attache les gens avec l’argent : ils sacrifient leur liberté pour payer leurs impôts. Il devient de plus en plus évident que l’enjeu du siècle prochain sera de supprimer la dictature de l’entreprise.
Formentera, petite île… Satellite d’Ibiza dans la constellation des Baléares. Formentera, c’est la Corse sans les bombes, Ibiza sans les boîtes, Moustique sans Mick Jagger, Capri sans Hervé Vilard, le Pays basque sans la pluie. Soleil blanc. Promenade en Vespa. Chaleur et poussière. Fleurs desséchées. Mer turquoise. Odeur des pins. Chant des grillons. Lézards trouillards. Moutons qui font mêêê.
— Il n’y a pas de « mais », leur rétorque-je.
Soleil rouge. Gambas a la plancha. Vamos a la playa. Lune orange. Gin con limon. Je cherchais l’apaisement, c’est ici, où il fait trop chaud pour écrire de longues phrases. On peut être en vacances ailleurs que dans le coma. La mer est remplie d’eau. Le ciel bouge sans cesse. Les étoiles filent. Respirer de l’air devrait toujours être une occupation à plein temps.
C’est l’histoire d’un type qui s’enferme tout seul sur une île pour terminer un bouquin qui ne s’appelle pas Paludes. Le type mène une vie de dingue, cela lui fait tout drôle de se retrouver livré à lui-même, dans la nature, sans télévision, ni téléphone. À Paris, il est pressé, joue les dynamiques, ici ne bouge pas de la journée, se promène le soir, toujours seul. Barnabooth à Florence, Byron à Venise, le panda du zoo de Vincennes sont ses modèles. La seule personne à qui il dise bonjour est la serveuse de San Francesco. Le type porte une chemise noire, un Jean
blanc, des Tod’s. Boit des pastis et des gin-limon. Bouffe des chips et des tortillas. N’écoute qu’un seul disque : La Sonate à Kreutzer par Arthur Rubinstein. Hier on l’aurait même aperçu applaudir un but français dans le match France-Espagne, ce qui est de mauvais goût, mais courageux, quand on est le seul Français dans un bistrot, en Espagne, sur un port. Si vous croisiez ce type, vous penseriez sans doute : « Mais que fout ce con de Parisien à la Fonda Pepe hors saison ? » Cela me chagrine un peu, vu que le type en question, c’est moi. Alors, mettez-la un peu en veilleuse, merci. Je suis l’ermite qui sourit au vent tiède.
Dans une semaine cela fera trois ans que je vis avec Alice.
47.Jour J – 6
Bon, d’accord, quand Alice a quitté Antoine, puis quand nous avons déménagé pour vivre ensemble rue Mazarine (la rue où Antoine Blondin est mort), je ne vous cache pas qu’il m’arrivait d’être pris d’angoisse. Le bonheur est bien plus effrayant que le malheur. D’avoir obtenu ce que je désirais le plus au monde me combla de joie, et simultanément, me plongea dans le doute. Referais-je les mêmes erreurs ? N’étais-je qu’un romantique cyclique ? Maintenant qu’elle était là, en voulais-je vraiment ? Deviendrais-je trop tendre ? M’arrivait-il de m’ennuyer avec elle ? Quand est-ce que j’arrêterais de me prendre la tête, bordel de merde ?
Antoine voulait me tuer, la tuer, se tuer. Notre couple se bâtissait sur les cendres d’un double divorce, comme s’il fallait se repaître de deux sacrifices humains pour construire un nouvel amour. Schumpeter appelait cela la « destruction créatrice », mais Schumpeter était économiste, et les économistes sont rarement des sentimentaux. Nous avons détruit deux mariages pour rester unis, tel le blob qui absorbe ses victimes pour s’agrandir. Le bonheur est une chose si monstrueuse que, si vous n’en crevez pas vous-même, il exigera de vous au moins quelques assassinats.
Jean-Georges est venu me rejoindre à Formentera. Ensemble, nous refaisons le monde, puis rendons visite aux poissons sous la mer. Il rédige une pièce de théâtre, et boit donc autant que moi.
Poème à lire en état d’ivresse :
À Formentera
Tu fermenteras.
Nous croisons de vieux couples de hippies défoncés, qui sont restés ensemble, ici, depuis les années soixante. Comment ont-ils fait pour tenir si longtemps ? J’en ai les larmes aux yeux. Je leur achète de l’herbe. Avec Jean-Georges, nous picolons dans les troquets, en jouant au billard. Il me raconte ses amours. Il vient de rencontrer la femme de sa vie, il est heureux, pour la première fois.
— Aimer : nous ne vivons pour rien d’autre, dit-il.
— Et faire des enfants ?
— Pas question ! Donner naissance à quelqu’un dans un monde pareil ? Criminel ! Egoïste ! Narcissique !
— Moi, les femmes, je leur fais mieux qu’un enfant : je leur fais un livre, proclame-je en levant le doigt.
Nous jetons des œillades à la serveuse. Elle est à croquer, porte un boléro, sa peau mate est légèrement duveteuse, grands yeux noirs, se tient cambrée, farouche comme une squaw.
— Elle ressemble à Alice, dis-je. Si je couchais avec elle, je serais quand même fidèle.
Alice est restée à Paris, et viendra me rejoindre ici dans une semaine.
Dans six jours cela fera trois ans que je vis avec elle.